Marc Coucke : l'opportunisme comme mode d'action. © PIETER-JAN VANSTOCKSTRAETEN/PHOTO NEWS

Anderlecht, Durbuy, Pairi Daiza,… Les dessous de la stratégie des patrons du Nord

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Marc Coucke, nouveau propriétaire du Sporting d’Anderlecht, est la face visible d’un phénomène plus large. Les patrons flamands mettent la main sur les symboles belges et investissent en Wallonie. Une approche purement pragmatique. Qui ouvre une nouvelle page de l’économie… et de la politique.

Et soudain,  » Teo  » se remit à marquer… Lors du premier match du Sporting d’Anderlecht auquel a assisté le nouveau patron du club, le milliardaire flamand Marc Coucke, le 25 février dernier, l’attaquant polonais Lukasz Teodorczyk, muet depuis 939 minutes après une arrivée en fanfare l’an dernier, a retrouvé le chemin des filets. Trois buts face à Mouscron, un le week-end dernier face à l’Antwerp. De bon augure avant le début des plays-offs, la phase finale du championnat de Belgique de football, qui démarre le 30 mars. Ce réveil serait le fruit d’une longue discussion avec Marc Coucke en personne. C’en est fini de la gestion belgicaine et paternaliste de la famille Vanden Stock. Place à un capitalisme flamand new look, décomplexé et débonnaire, entre cynisme financier, intransigeance en affaires, et amour de la fête populaire. Et ce phénomène, bien sûr, dépasse de très loin le monde du football…

Le capitalisme flamand 3.0

Les Bourgeois père et fils. Business et politique font bon ménage.
Les Bourgeois père et fils. Business et politique font bon ménage.© THOMAS VANHAUTE/BELGAIMAGE

C’est une évidence : le nouveau patron d’Anderlecht est loin de la représentation traditionnelle des capitaines d’industrie à la belge, discrets, raffinés, davantage présents sur les terrains de golf que sur les plateaux de télévision. L’ancien patron d’Omega Pharma danse sur les tables, éructe des chansons populaires, squatte les médias flamands et transforme l’entertainment en un business lucratif. Mais s’il exprime publiquement ses convictions, ce sont des élans à l’américaine, artificiels, qui peuvent rapidement évoluer, pour passer à autre chose. L’opportunisme comme mode d’action.  » C’est toujours le même ressort : l’envie de gagner, d’être le premier, sous les projecteurs, confie son frère, Guy Coucke, dans un portrait publié par le magazine Wilfried (disponible depuis le 15 mars). Le KV Ostende était trop petit pour lui. L’achat d’Anderlecht n’a rien à voir avec une quelconque affection pour le club. C’est un pur investissement commercial. Il veut jouer en Ligue des champions, et rien d’autre.  »

Les investissements de Marc Coucke à Pairi Daiza et à Durbuy, où il a érigé une Adventure Valley appelée à devenir  » plus grande que Disneyland « , s’inscrivent aussi dans cette volonté de partir à la conquête de la société de divertissements, source de fortunes.  » Ce n’est pas de l’amour passionnel, souligne, dans un entretien au Vif/L’Express , Jan Callebaut, grand manitou flamand du marketing, ancien conseiller d’éminences CD&V comme Kris Peeters et Yves Leterme. Marc Coucke utilise ces symboles comme des outils marketing, ce sont des moyens stratégiques pour construire quelque chose de plus grand. C’est une approche relativement neuve, en réalité. Jusqu’ici, pratiquement personne n’avait investi de la sorte des symboles belges pour façonner un récit plus large.  » Même le géant Inbev ose désormais rebaptiser sa marque phare, Jupiler, en  » Belgium « , le temps de la Coupe du monde de football.

Dans son modèle entrepreneurial, Marc Coucke marche sur les traces de Paul Gheysens, patron de Ghelamco, devenu aujourd’hui son meilleur ennemi. Le stade de football gantois que ce dernier a construit est devenu le symbole du capitalisme flamand 3.0, au même titre que ses investissements à l’Antwerp, club phare de la ville de Bart De Wever. Sans être amateur de football, le patron de la N-VA a d’ailleurs compris toute son importance économique. Ce n’est pas pour rien, non plus, que Paul Gheysens continue à porter le projet d’Eurostadium pour les Diables Rouges, à Grimbergen.

Gheysens et Coucke veulent écrire une nouvelle page du capitalisme flamand, en inscrivant l’économie dans la globalisation. Pour y arriver, tous deux sont prêts à investir la  » marque Belgique  » sans complexes, de façon très intéressée, loin de tout sentiment nostalgique ou patriotique.  » Je pense que je peux apporter plus à la Belgique en investissant mes millions dans cinquante nouvelles entreprises qu’en le versant dans le puits sans fond que sont les caisses de l’Etat belge « , disait Marc Coucke après la vente de sa société Omega Pharma au groupe américain Perrigo. Un propos libertarien digne de Jean-Pierre Van Rossem, l’ancien gourou des marchés qui avait fait sensation jusque sur la scène politique dans les années 1990.

Reste à espérer que ce nouveau capitalisme flamand ne soit pas qu’une bulle : estimant avoir été trompé, Perrigo réclame à Coucke 1,9 milliard d’euros dans une procédure d’arbitrage…

Willy Naessens, entrepreneur, vient en Wallonie pour y trouver espace et main-d'oeuvre.
Willy Naessens, entrepreneur, vient en Wallonie pour y trouver espace et main-d’oeuvre.© KURT DESPLENTER/BELGAIMAGE

Wallonie, terre d’accueil

A 78 ans, Willy Naessens a, lui aussi, tourné la page d’un capitalisme flamand revanchard, désireux de transformer la Flandre en une réussite bling-bling, pour effacer les années où la Région mourait littéralement de faim. Cet entrepreneur flamand, constructeur de piscines et… sponsor du club de football de Waasland-Beveren, expliquait dans Questions à la Une sur la RTBF, début 2018, pourquoi il avait décidé d’investir en Wallonie  » plutôt que dans les pays de l’Est « .  » En Flandre, on fait face aujourd’hui à un manque d’espace et de main-d’oeuvre, indiquait-il. On vient en Wallonie pour résoudre ces problèmes, elle a ce qu’il nous faut.  »

C’est ce sur quoi misent d’ailleurs les autorités wallonnes depuis des années.  » Moi, je dis aux Flamands : venez investir en Wallonie !  » s’exclamait le socialiste Paul Magnette, alors ministre-président wallon, lors d’un débat avec son homologue flamand Geert Bourgeois (N-VA), organisé par Le Vif/L’Express en 2016. Il utilisait précisément les mêmes arguments : la Wallonie dispose de zonings industriels et de travailleurs, tandis que le terrain devient rare en Flandre et que la main-d’oeuvre manque… Un appel du pied intéressé : la Wallonie doit se redresser d’urgence pour contrer les effets de la révision de la loi de financement, qui effacera progressivement la solidarité Nord-Sud à partir de 2024.

Ces intérêts mutuels se confirment, dans les faits. Les derniers chiffres de l’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers (Awex) témoignent de l’importance des investissements flamands en Wallonie. Entre 2000 et 2017, ils ont créé davantage d’emplois que les investissements américains, souvent salués : 6 877 contre 5 331. En matière de montants investis, la Flandre a apporté 1,9 milliard d’euros en dix-sept ans contre 2,2 milliards pour les Etats-Unis, devançant la France (1,6 milliard) ou l’Italie (1,3 milliard). En matière d’emploi, les deux Régions sont décidées à collaborer : en février dernier, les ministres wallon et flamand Pierre-Yves Jeholet (MR) et Philippe Muyters (N-VA) ont conclu un accord portant sur le  » transfert  » annuel de 2 500 chercheurs d’emploi wallons vers la Flandre. Cela corrobore ce que toutes les études économiques démontrent : la Flandre et la Wallonie sont naturellement liées sur le plan économique, avec Bruxelles en pôle d’attractivité pour les deux Régions.

Tout divorce serait donc illusoire ? Cela reste à voir…

Une stratégie digne de la N-VA

Finie la gestion belgicaine et paternaliste de la famille Vanden Stock au Sporting d'Anderlecht.
Finie la gestion belgicaine et paternaliste de la famille Vanden Stock au Sporting d’Anderlecht.© FRANK ABBELOOS/BELGAIMAGE

Cette Flandre capitalistique partie à l’assaut de la Belgique est en phase avec l’évolution politique du pays. Pendant des décennies, la Flandre s’est battue pour être reconnue, culturellement, tout en se redressant sur le plan économique. De 1999 à 2011, depuis le plan de revendications institutionnelles concocté par le gouvernement de Luc Van den Brande (CVP) jusqu’à la sixième réforme de l’Etat, elle a sorti les griffes pour réclamer davantage d’autonomie. En 2014, la suédoise ouvre une nouvelle ère, avec l’appui du Voka, organe représentatif du patronat flamand : les francophones sont largement minoritaires au sein d’un gouvernement fédéral dominé par les nationalistes de la N-VA. Celui-ci mène une politique socio-économique très libérale, réclamée de longue date par la Flandre, et mise sur la création d’activités (et donc d’emplois) pour sauver le pays. Si le communautaire est au frigo, c’est à ce prix.

Accusée de verser dans le  » belgicanisme « , la N-VA peine certes à donner des gages à ses nationalistes radicaux, tout en restant ultradominante dans les sondages au nord du pays. Cela confirme une autre donnée essentielle : les électeurs flamands ont choisi la N-VA pour que la politique suive un autre cap, pas forcément pour scinder le pays. Cela dit…  » Le confédéralisme est l’essence de notre parti, nous ne changeons absolument pas de stratégie « , affirmait Bart De Wever en septembre 2017. La stratégie en question ? Mener des réformes structurelles à ce point douloureuses que les francophones finiront par réclamer eux-mêmes une nouvelle réforme de l’Etat. L’appel de la FGTB wallonne à former une coalition PS-Ecolo-PTB à l’issue des élections de 2019 confirmerait une potentielle évolution en ce sens. Jusqu’au blocage. Et à une septième réforme de l’Etat.

 » Le danger existe que cette nouvelle Belgique capitalistique devienne une Belgique flamande, et que cela provoque, à terme, un sentiment antibelge au sein du PS ou du PTB « , déclare Jan Callebaut en parlant de la stratégie actuelle des patrons flamands. Le livre Het Merk België ( » La marque Belgique « ), qu’il a publié en septembre 2017 avec le journaliste Wouter Verschelden, démontre, à l’aide d’une enquête d’opinion qualitative, que les Flamands sont désormais plus en accord que les Wallons avec l’évolution de la Belgique, version suédoise, que ce soit en matière de sécurité ou de développement.  » Les trois quarts du MR ne se soucient guère, eux, du fait que l’on relance l’économie avec de l’argent flamand « , appuie Jan Callebaut.

Avec Coucke, Paul Gheysens veut écrire une nouvelle page du capitalisme flamand.
Avec Coucke, Paul Gheysens veut écrire une nouvelle page du capitalisme flamand.© CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

Si l’argent n’a pas de couleur ni d’odeur idéologique, il n’en est pas moins connoté. Une  » anecdote  » en témoigne. Pieter Bourgeois, le fils du ministre-président flamand Geert Bourgeois, cofondateur de la N-VA, est le manager d’Alychlo. Cette société d’investissements créée par Marc Coucke – et baptisée de la sorte en raison du prénom de ses deux filles, Alysée et Chloé – est notamment en charge des prises de participation en Wallonie.  » Idéologiquement, mon père et moi sommes proches, confiait Pieter Bourgeois au Tijd. Même si je suis sans doute un peu plus libéral que lui…  »

Les francophones pourraient-ils vraiment être déstabilisés par cette conquête patronale venue du nord ? A Durbuy, surnommée  » la plus petite ville du monde « , l’asbl Pays de Durbuy, mouvement citoyen né de l’opposition au projet jugé mégalomaniaque de Marc Coucke, présentera une liste aux élections communales d’octobre prochain. Nom de code :  » Changer ? Changeons.  »  » Durbuy doit à nouveau être géré démocratiquement, défendent ses instigateurs. Nous voulons nous sentir chez nous.  » Traduisez : pas dans un Disneyland à la sauce belgo-flamande, orienté sur le profit avant tout.

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