Yves Pagès ou la force subversive du langage. © PATRICE NORMAND

Aux armes et cætera

Bruno Lescot est en cavale, le langage aussi. Avec le poétique et contestataire Encore heureux, l’écrivain éditeur Yves Pagès embrase la toile des discours. Antisocial, tu perds ton sang-froid !

Au départ, il y a toujours quelqu’un. Bruno Lescot, tricard hors concours, prétendu chef de bande d’un faux braquage ayant coûté la vie à un policier, a disparu. Son procès est voué à s’écrire malgré lui. Se dessine un inventaire à la Prévert de la délinquance (larcins, resquilles, grivèleries, effractions), portrait en creux d’un  » gamin pas commode […] qui avait déjà le diable au corps en maternelle  » (sic).  » A cet âge-là, déjà vicieux, si c’est pas une honte !  » Soit un manuscrit à mémoire de formes. Elles sont multiples, cinglantes : procès-verbaux de police, articles de presse, expertise psychiatrique, attendus des jugements successifs. Où la langue se tire, s’étire, étrille les jargons, se balance sur le fil du rasoir administratif.  » […] Curieux bric-à-brac mais, jusque-là, rien à redire ou presque […] avec un gamin à problèmes, on finit toujours par payer l’addition.  » Car Lescot, homme de sac et de corde, ironiste d’un genre particulier, est prêt pour toutes les aventures, pourvu qu’elles défient l’ordre et ses gardiens.  » Attendu que désormais, chacun l’aura compris, on ne peut que s’attendre au pire ;  » il sera question du sexe des anges et de l’abolition du plaisir chez les damoiselles subsahariennes, de la terminologie freudienne du pervers polymorphe, de déprédation murale, du chlorate de potasse et des soudures à froid dans la confection d’actes de sabotage, du paludisme, de  » prendre des messies pour des lanternes « . Allons bon v’là aut’chose !

Encore heureux, par Yves Pagès, éd. de l'Olivier, 320 p.
Encore heureux, par Yves Pagès, éd. de l’Olivier, 320 p.

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L’écrivain et éditeur (il codirige les exigeantes éditions Verticales avec Jeanne Guyon) Yves Pagès croit à la force subversive du langage. Détourant la belle endormie, l’auteur de Petites natures mortes au travail retrouve plusieurs de ses thèmes chers ici concentrés : les paradoxes du statut social, l’audace de l’énergie politique gratuite, les pièges à sens du travail, le buvard du graffiti urbain… S’y ordonne une dynamique et dynamite de l’oralité collective, un journal d’hérésie ordinaire. A l’instar des poètes performers Anne-James Chaton ou Eric Therer, on marche dans les traces du plasticien sonore Bernard Heidsieck, pour qui il est urgent d’écrire à haute voix. Racontars, commérages, peccadilles, pataquès, rivalités groupusculaires, fallacieuses arguties, lazzis dans le métro, mots d’esprit douteux, querelles hors d’âge, s’enquillent comme autant de nids-de-poule pesant pire qu’un âne mort. Dégagée des mots d’ordre, la forme fragmentaire épouse la crudité du détail, biaise l’ordre du discours, détricote le jeu de rôle dans lequel on vit. Soit une langue à effet de réel implacable, saisissant : un sang d’encre. Au même moment, Pagès éditeur publie chez Verticales Poétique de l’emploi de Noémi Lefebvre ; où il est question de  » vivre sans gagner « . Un hasard ?  » Si jamais il existe un ailleurs pour me guérir d’ici « , Yves Pagès y travaille, dans les marges.

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