Au coeur de son nouveau roman, Delphine de Vigan questionne ces loyautés qui nous relient à nos proches mais qui nous empoisonnent la vie parfois. © PATRICE NORMAND/REPORTERS

AU SERVICE DE SA LOYAUTÉ

Dans son nouveau roman, Delphine de Vigan explore les failles enfantines qui naissent au creux des loyautés et hantent la vie des adultes. Un récit sobre, incisif et puissant.

C’est le genre de perle rare que n’importe quel éditeur rêverait d’abriter sous son toit. Delphine de Vigan est non seulement très populaire mais malgré ce  » handicap « , elle a réussi à mettre aussi la critique dans sa poche, surtout depuis 2011 et Rien ne s’oppose à la nuit, un récit poignant sur la maladie de sa mère bipolaire doublé d’une expédition dans les anfractuosités de la fragilité psychique. C’est ce roman qui a mis sa carrière sur orbite, la faisant basculer du statut un peu pesant d’auteur de best-sellers qui provoque le souk dans les foires et salons où elle passe, à écrivaine en vue dont le nom scintille sur les boulevards de Saint-Germain.

Portée naturellement sur l’empathie, Delphine de Vigan s’attelle à recoudre les blessures originelles

Pour réussir ce tour de force, l’ancienne directrice d’études dans un institut de sondage se joue volontiers des étiquettes. Ses livres bruissent d’échos autobiographiques (à commencer par le premier, écrit sous pseudonyme, Jours sans faim, où elle racontait le combat d’une jeune femme contre l’anorexie, cette maladie qu’elle a bien connue) tout en mordant à pleines dents le réel, là où les coutures psychologiques menacent de rompre. De sorte que quand elle brandit un miroir pour se regarder dedans, tout le monde peut y reconnaître son propre portrait pas toujours flatteur et ses propres traumas.  » Il y a toujours chez moi cette envie d’être dans une espèce de photographie de la société contemporaine. Mais de raconter ce monde à travers des personnages « , confie-t-elle avec cette affabilité courtoise et légèrement distante qui est la marque des timides exposés.

Le thème de la manipulation qui irrigue D'après une histoire vraie ne pouvait laisser indifférent Roman Polanski,  qui l'a adapté  à l'écran, avec Emmanuelle Seigner  et Eva Green.
Le thème de la manipulation qui irrigue D’après une histoire vraie ne pouvait laisser indifférent Roman Polanski, qui l’a adapté à l’écran, avec Emmanuelle Seigner et Eva Green.© CAROLE BETHUEL

Les Loyautés n’échappe pas à ce questionnement quasi obsessionnel sur les rapports humains, ses souterrains, ses failles, ses dérivations, chacun de ses livres pouvant d’ailleurs être vu comme une entreprise d’exorcisme des drames ordinaires : l’adolescence écorchée dans No et moi ou l’ultramoderne solitude dans Les Heures souterraines.

Quatre personnages occupent l’avant-scène de son nouveau roman mais c’est Théo qui en est le véritable pivot. Otage d’un divorce mal cicatrisé, ce garçon de 12 ans se retrouve coincé entre une mère rongée par la rancune et un père qui sombre corps et âme dans la précarité. Pour fuir cette surcharge mentale, Théo boit de l’alcool, beaucoup d’alcool, en compagnie de son copain Mathis qui voit au début, dans ce rituel, une occasion de braver un interdit mais sent rapidement que la situation leur échappe, sans parvenir à stopper la spirale. D’autant que sa propre mère, Cécile, est trop empêtrée dans ses tourments intérieurs (alimentés par la honte de son milieu d’origine et la découverte de la double vie de son mari) pour capter les signaux de détresse. L’école ne ferme pas les yeux mais ne voit pas ce qui se trame à l’abri des regards sous ses escaliers. Sauf Hélène, prof de science, ébranlée par l’attitude fuyante de Théo qui la renvoie à son passé d’enfant maltraité. Elle fait tout pour alerter sa hiérarchie et les parents mais se heurte au déni des adultes, qui résonne en écho comme le déni de son propre calvaire. Une double gifle de trop.

Protection rapprochée

Les points de vue jaillissent à tour de rôle, ménageant le suspense et dévoilant peu à peu les noeuds de relations toxiques. Un choix tactique pour cette inconditionnelle de Stephen King, chez qui la forme, thriller ou histoire fantastique, n’est finalement qu’un prétexte, ou un hameçon, pour évoquer l’air de rien des questions essentielles, comme les maux de l’enfance et de l’adolescence :  » Dans mon livre, la construction faisait partie prenante du projet, détaille la romancière. L’idée que chaque chapitre permette d’apprendre quelque chose. Mais pas trop. De manière à entretenir l’inquiétude qu’on ressent pour ce garçon. L’économie de moyens laisse une place au lecteur. J’aime bien l’idée qu’il doive reconstruire ce qui n’est pas dit explicitement.  »

 » J’aime bien aller à la rencontre des lecteurs. C’est toujours fascinant de voir comment le même livre peut susciter des sentiments contradictoires « , confie la romancière.© MICHEL AMAT

Pas de laborieux travail d’introspection donc mais un ballet des corps, des gestes et des humeurs qui trahit et installe l’air de rien le malaise. Comme ici, quand le narrateur évoque la réaction probable de la mère de Théo quand il rentrera de chez son père :  » Pendant quelques heures, peut-être jusqu’au lendemain, elle va lui faire payer d’avoir foulé le sol ennemi, d’avoir échappé à ses règles, à son contrôle, de s’être bien amusé.  » Le tranchant de cette écriture de haute précision déchire la poche faussement apaisante des loyautés, libérant les vipères qu’elle contient. Du vécu :  » Je me suis demandé pourquoi j’étais si sensible à cette question de la loyauté. Je me suis dit que c’était peut-être parce qu’étant enfant de parents séparés dans un divorce complexe et douloureux, la question s’est posée très tôt chez moi de ce qu’on peut ou pas dire. Les enfants protègent leurs parents, même si ceux-ci sont défaillants. J’ai vécu ça. Avec des conséquences spectaculaires comme ne pas savoir appeler au secours quand on sent que quelque chose dérape. Il y a sans doute quelque chose de très archaïque dans cette loyauté. C’est très difficile de trahir les gens à qui on doit la vie.  »

Marqués par leur enfance calamiteuse, les protagonistes semblent condamnés à vivre éternellement en présence de fantômes encombrants. Peut-on dès lors parler de déterminisme ?  » Je crois vraiment à l’empreinte de l’enfance. Je ne connais pas d’adulte qui la renie ou peut prétendre que l’enfant qu’il a été n’a pas subsisté en lui d’une manière ou d’une autre. Elle laisse une empreinte sociale, émotionnelle et affective. Pour autant, on peut évidemment en partie s’en affranchir. Déjà en étant conscient de son rôle. Pouvoir se dire : si je fonctionne comme ça, si je pense comme ça, c’est parce que dans l’enfance, j’ai vécu ceci. C’est un grand pas vers la liberté. Ça n’empêchera pas de reproduire certains comportements mais ça aide à faire des pas de côté, à mieux se connaître, et donc à entrer plus facilement en contact avec les autres.  »

AU SERVICE DE SA LOYAUTÉ

Entrer en contact avec les autres, c’est un exercice auquel Delphine de Vigan, qui termine une tournée de lectures musicales en compagnie de la chanteuse La Grande Sophie, est désormais rompue. Avec le succès, les séances de dédicaces ressemblent à des pèlerinages où les lecteurs viennent communier avec celle qui les a guidés sur le chemin chaotique de la compréhension de soi. Envahissant parfois, stimulant souvent car l’échange l’éclaire en retour sur son propre travail. Mais pas de quoi pour autant la faire dévier de son chemin, de sa voix intérieure.  » Quand on se remet à écrire, il faut oublier les lecteurs, les mettre à la porte. C’est bien de les avoir un peu entendus mais ensuite il faut pouvoir recréer le silence autour de soi.  »

Codes de la famille

Même si le terme  » politique  » n’est pas celui qui vient spontanément à l’esprit quand on pense à ses livres, tous grattent pourtant les plaies de notre époque, portant en eux les germes d’une critique sociale acerbe.  » L’engagement, il est avant tout dans l’écriture, nuance Delphine de Vigan, dans la manière de raconter le monde. J’assume tout à fait la dimension sociale de mes livres même si c’est l’intime qui est d’abord mon moteur. Mais si on me dit qu’un de mes livres a changé le regard sur les SDF ou la solitude ça me fait très plaisir.  »

Aucune prétention dans sa voix. Ce n’est pas le genre de la maison. Au point qu’elle a d’ailleurs longtemps dû lutter contre un redoutable sentiment d’imposture.  » Ça va mieux. J’ai toujours été convaincue qu’il ne suffit pas d’écrire deux ou trois livres pour être écrivain. Mais c’est le huitième et je me rends compte qu’il y a une cohérence dans mon travail malgré la variété des formes et que, peut-être, oui, je suis en train de construire quelque chose qui a un sens.  »

Construire d’un côté. Détruire de l’autre… Au rang des institutions qui en prennent pour leur grade, il y a encore une fois la famille, clou tordu sur lequel Delphine de Vigan frappe méthodiquement. A l’image de cet extrait terrible :  » Un soir, le journal télévisé a diffusé un reportage sur une marée noire provoquée par un accident de pétrolier, se souvient Cécile. Nous étions à table. J’ai regardé ces oiseaux englués dans le mazout, et j’ai aussitôt pensé à nous, à nous tous, ces images nous représentaient mieux que n’importe quelle photo de famille. C’était nous, c’étaient nos corps noirs et huileux, privés de mouvement, étourdis et empoisonnés.  »

Le cercle familial, forcément une succursale de l’enfer ?  » Ce serait trop schématique de le dire comme ça. Mais la famille peut être un lieu de traumatisme. Et en tant que romancière, une famille dysfonctionnelle m’intéresse davantage qu’une famille sans histoire, si tant est que ça existe.  »

Portée naturellement sur l’empathie, Delphine de Vigan s’attelle à recoudre les blessures originelles. Elle observe les gens se débattre comme si c’était elle qui était dans le pétrin.  » Il y a un peu de moi dans tous les personnages « , confesse-t-elle. C’est ce qui fait l’âpre beauté de ses romans, à la fois austères, fiévreux et d’une extrêmement lucidité. Comme l’est d’ailleurs sa position sur l’affaire Weinstein.  » Je n’ai pas pris la parole. Je suis assez réticente sur cette manière qu’on a parfois d’interroger les écrivains sur tout et rien. Même si en tant que femme, ce débat me concerne. Je pense qu’on traverse un moment important, qui fera date et modifiera fondamentalement notre manière de voir les choses. Il y a des excès dans la tribune publiée dans Le Monde(NDLR : signée par un collectif de 100 femmes, dont Catherine Deneuve, et défendant la  » liberté d’importuner « ), et personnellement, je n’aurais pas mis mon nom dessous si on me l’avait proposé ; le texte est disparate, maladroit, mais il signifiait quelque chose qui n’est pas inintéressant, notamment la volonté de réconciliation et le souci de nommer correctement les choses. Etre importunée par une drague un peu lourde et pénible ce n’est pas pareil que d’être harcelée ou agressée. On ne parle pas de la même chose.  »

A travers des histoires qui rejouent en partie ses propres traumas, Delphine de Vigan tente au fond modestement de réparer les vivants.

Les Loyautés, par Delphine de Vigan, éditions JC Lattès, 206 p.

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