All I Want Is You, © STÉPHANE ABOUDARAM/COURTESY THE ARTIST AND XAVIER HUFKENS, BRUSSELS

A fleur de peau

A Bruxelles, l’artiste britannique Tracey Emin convoque la sensation perdue de l’intime et le souvenir de l’autre en une ambitieuse exposition solo à la galerie Xavier Hufkens.

Ecorchée vive à la fois impulsive et prolifique, Tracey Emin (Londres, 1963) développe depuis vingt ans une oeuvre protéiforme qui décortique inlassablement son intense vie intérieure : la célébration d’une intimité émotionnelle et sexuelle qui rend son travail si personnel et, pourtant, universel. Un travail qui lui a valu quelques scandales aussi. Deux oeuvres séminales au titre explicite ont marqué les fulgurants débuts de sa carrière : l’installation My Bed (1998), nommée au Turner Prize en 1999, et Everyone I Ever Slept With (1995, détruite dans un incendie à Londres en 2004).

En 2007, celle qui fait partie des Young British Artists représentait la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise, où elle montrait notamment une série de grands formats la représentant nue, les jambes écartées (The Purple Virgins, 2004), ainsi que la série des aquarelles réalisées après son avortement, dévoilées pour la première fois. L’année suivante, sa première rétrospective attirait 40 000 visiteurs à la Scottish National Gallery d’Edimbourg, battant tous les records du musée pour un artiste vivant.

Tracey Emin demeure pourtant méconnue de ce côté de la Manche, sa première exposition d’envergure ayant seulement eu lieu cet été en France, au château La Coste (en Provence). Une frontière linguistique dont l’artiste s’amuse :  » Quand je séjourne à Paris, personne ne me salue dans la rue mais, dès que j’arrive à la gare du Nord, dans la zone Eurostar, tous les Anglais me reconnaissent, me font signe et veulent prendre des photos avec moi. Je suis célèbre dans le monde de l’art, mais l’essentiel n’est pas là : ce qui compte, c’est de pouvoir voir les oeuvres d’un artiste, pas de connaître son nom.  »

Après la France, c’est au tour de la Belgique de l’accueillir pour un important  » solo show  » à la galerie Xavier Hufkens, à Bruxelles, dévoilant près de 90 oeuvres de différents médias, déployant aussi bien ses derniers dessins, gouaches et peintures qu’un bronze monumental créé pour l’occasion (All I Want Is You, 2016), une vidéo et des néons agrandissant sa singulière écriture manuscrite. A Bruxelles, le tout forme un ensemble cohérent, où pulsent le sang et les tripes de l’artiste, dont le ressenti intime est à l’origine de toute création.

Avant d’être visuelle, son oeuvre est émotion, sentiment, appropriation langagière d’une idée qui prend forme en écrivant :  » Mon art n’est pas à proprement parler visuel, il concerne d’abord le sens véritable des choses que je ressens, leur essence. L’idée vient avant l’image « , explique- t-elle.  » J’écris tous les jours et mes idées vont alors très vite, bien plus vite que quand je peins. Je clarifie mes émotions en écrivant, c’est un moyen immédiat d’atteindre mes sentiments. Tout vient de l’intensité du début : écrire est à la racine de tout. Ensuite, je cherche à transférer mon idée dans un medium, à la rendre visible, matérielle.  » Fondatrice, l’écriture est conservée dans ses oeuvres, mise en évidence dans des titres présents au coeur des tableaux et des dessins, ou sublimée par la lumière des néons :  » Le titre est ce qui achève le travail. Parfois il vient avant même la création. Quand les gens lisent le titre, ils voient l’oeuvre différemment car cela les renvoie directement aux émotions.  »

Travaillant d’après ses rêves, ses sensations et ses souvenirs, Tracey Emin décline toutes les manifestations possibles de ses états existentiels, modelant ses propres expériences en un double dialogue – avec elle-même et le monde extérieur.  » Je travaille avec de nombreux médias. Parfois, je passe une semaine entière à dessiner ou à écrire, ou bien je vois quelque chose que je veux mettre dans un film. Je suis la dépositaire des images qui vivent en moi. Chacune est d’abord entrée dans mon esprit, a parcouru le chemin de mon coeur, de mon sang, jusqu’à arriver au bout de mes doigts. Tout est passé par moi.  » Dernièrement, elle a même pris une année sabbatique pour réaliser son premier bronze monumental, représentant un puissant corps féminin :  » Peu d’artistes femmes parviennent à faire des sculptures figuratives aussi grandes.  » Et d’évoquer Louise Bourgeois, dont elle a longuement revendiqué la filiation et avec qui elle a réalisé une série de dessins à quatre mains peu de temps avant sa disparition (Do Not Abandon Me, 2010).

Comme on fait son lit…

My Bed, qui continue à voyager et à être exposé, est peut-être l’oeuvre qui incarne le mieux le processus de création viscéral, salvateur et nécessaire qu’elle revendique – une  » vocation  » qui la définit entièrement, et sans quoi elle s’effondrerait : à la fin des années 1990, Tracey Emin traverse une phase dépressive et passe quatre jours dans son lit. Quand elle en sort enfin, elle contemple la scène de l’extérieur et décide qu’elle doit transférer ce lit défait, en pagaille, dans un autre espace, pour l’exposer tel quel. Un choix qui provoque de nombreuses réactions et marque durablement les esprits :  » Je ne me suis jamais posé la question du succès. Je ne fais pas de l’art comme ça. Créer est une réponse émotionnelle à ce que je suis et comment je me sens. Je ne me demande pas si les gens vont être affectés ou touchés par mes oeuvres, c’est d’abord moi qui suis affectée, qui en fais l’expérience. Ensuite, si le monde extérieur réagit positivement, c’est que j’ai atteint quelque chose et que les gens comprennent ce que j’ai essayé de dire. S’ils ne sont pas touchés ou ne réagissent pas, c’est que j’ai échoué lamentablement. Ce n’est pas une tentative de devenir célèbre. Ce n’est jamais comme ça que ça marche. On ne décide pas d’être artiste pour avoir du succès, sinon autant devenir banquier !  »

Cet automne, Emin montrera son lit dans sa ville natale, à Margate (dans le Kent), se mesurant avec JMW Turner, comme elle l’a fait précédemment avec d’autres maîtres du passé qu’elle admire – William Blake, Francis Bacon ou Egon Schiele. Un retour aux sources qui l’enthousiasme, balayant encore une fois d’un geste la question du qu’en-dira-t-on :  » Je suis une artiste, je ne reste pas assise à attendre les critiques concernant mon travail ou ma prochaine grande idée. Je continue à faire ce qui me définit. Ce lit est toujours exposé exactement de la même façon. Tout est conservé dans des sacs spéciaux, à des températures constantes, et extrêmement documenté. Chaque détail, chaque objet ont été photographiés et filmés pour que, une fois morte, d’autres puissent continuer à le faire à ma place.  » Lucidité ou extrême vanité ? Les pistes sont brouillées en une explosion visuelle à la fois sensuelle et mélancolique.

Tracey Emin. The Memory of Your Touch, à la galerie Xavier Hufkens, à Bruxelles. Jusqu’au 21 octobre prochain. www.xavierhufkens.com

Par Aliénor Debrocq

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