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 » Le Net est peut-être la seule chance que nous ayons d’échapper à la catastrophe mondiale »

Vincent Genot
Vincent Genot Rédacteur en chef adjoint Newsroom

Il y 25 ans, le physicien Tim Berners-Lee publiait un article considéré comme l’acte de naissance du World Wide Web. Co-inventeur du Web avec le physicien anglais, le Belge Robert Cailliau se penchait, il y a cinq ans, sur la destinée du Réseau des réseaux. Son analyse n’a pas pris une ride.

Web et Internet : ces deux mots sont souvent utilisés comme synonymes. A tort ! A l’instar du courrier électronique, le Web n’est qu’une des nombreuses applications de l’infrastructure Internet. Mais quelle application ! Sans la facilité des liens hypertextes, l’Internet n’aurait probablement jamais connu le succès auprès du grand public. Sans la création du Web il y a 25 ans, pas de site, pas de nouvelle économie, ni de révolution numérique. Entretien avec l’informaticien Robert Cailliau, seul pionnier belge du World Wide Web.

Le Vif/L’Express : Quel a été votre apport dans la création du Web ? On parle souvent de Tim Berners-Lee, moins de vous…

Robert Cailliau : Juste. Il y a souvent une poignée de personnes à l’origine d’un projet comme le Web. Certaines, dont je fais partie, étaient présentes à l’origine, d’autres sont arrivées en cours de recherche. Mais il y a toujours une personne qui est au centre de tout : Tim. Tim a vu tous les détails du Web dès le début. Il n’a pas inventé l’Internet (qui existait déjà depuis presque quinze ans), ni l’ordinateur personnel, ni les hypertextes. Par contre, il a compris qu’en associant ces trois grands composants on pouvait créer le Web. C’est sa maîtrise des détails, dès le début, qui en fait l’inventeur. Pour ma part, j’ai beaucoup contribué à rechercher les ressources nécessaires au développement du projet : j’ai travaillé avec la Commission européenne (1993), ensuite avec les entreprises… J’ai également facilité la collaboration entre les développeurs en fondant en 1994 la première conférence internationale du WWW. En ce qui concerne la partie technique, j’ai travaillé sur le navigateur, notamment le portage sur Mac et Windows.

Selon Hannu Kari, professeur d’informatique à l’université d’Helsinki, le Web n’en a plus pour beaucoup de temps… Que pensez-vous de cette vision alarmiste ? N’en demandons-nous pas trop au Web ?

C’est vrai qu’à l’origine rien n’a été prévu pour gérer la croissance du Web. La grande force du Web réside peut-être dans le fait qu’il n’a d’ailleurs pas besoin d’une telle gestion. Pendant longtemps, j’ai essayé de trouver une analogie à peu près correcte au Web. Celle que je préfère toujours est la comparaison avec le trafic routier. La seule chose qu’il a fallu mettre en oeuvre pour « gérer la croissance du trafic », c’est un réseau de bonnes routes. Les utilisateurs de voitures savent très bien se débrouiller seuls sur une bonne infrastructure. C’est pareil pour le Web: il fallait juste des lignes plus rapides et des fournisseurs d’accès moins chers. Une chose pourtant facilite le trafic routier et ne se retrouve pas dans l’infrastructure de l’Internet : c’est le permis de conduire. Un nombre de phénomènes négatifs mentionnés par Hannu Kari disparaîtraient peut-être avec un permis Internet mondial.

Il faudrait une instance internationale à l’image du World Wide Web Consortium (le W3C est un organisme chargé du développement harmonieux du Web) pour mettre en place un permis internet. Quel est le poids d’un tel organisme (le W3C n’a pas de pouvoirs contraignants) face à l’industrie qui développe et impose ses propres standards ?

Le poids des recommandations du W3C (1) est plutôt énorme: mais il se mesure toujours dans le futur. Le travail le plus important du W3C est d’établir les normes du Web en collaboration avec l’industrie. Si on avait laissé faire Netscape et Microsoft, on aurait maintenant un nombre d’îlots www incompatibles entre eux.

Le Web devient également de plus en plus sécuritaire. Pour échapper aux yeux inquisiteurs (gouvernements, prestataires techniques, entreprises, etc.), l’utilisateur est de plus en plus souvent contraint de mentir sur son identité. Seules, finalement, les personnes correctement formées aux nouvelles technologies semblent pouvoir passer à travers les mailles du filet.

Oui, il faut être formé et informé. Mais ça s’applique à tout. Vous n’aurez probablement pas de plaisir à jouer du piano sans prendre des leçons. Le contrôle des gouvernements est très difficile et très inefficace.

On nous présente souvent l’Internet comme la panacée. On a parfois l’impression que les décideurs politiques n’évaluent pas correctement les implications des nouvelles technologies. Aucun contrôle possible par le citoyen lambda sur le vote électronique, création d’une carte d’identité électronique dont le contenu n’est pas directement connu par son possesseur, mise en réseau de bases de données critiques… Le lobby des industries est-il suffisamment contrebalancé par le monde académique ?

Ce problème de confiance est l’une des grandes différences entre le monde physique et le monde numérique. Dans le monde physique, on peut toujours démonter la chose et regarder dedans. Dès qu’il y a du numérique, par contre, c’est « tout foutu ». Il faut être spécialiste, et avoir énormément de temps. Il y a longtemps que ce problème a été soulevé par les universitaires. Mais on écoute rarement les explications des académiques: les médias ne donnent jamais assez de temps à ces choses « rébarbatives ». Quand une télévision vient m’interviewer, le journaliste m’accorde deux minutes pour expliquer le WWW, avec obligation de n’utiliser qu’un vocabulaire banalisé. C’est impossible! Résultat: on entend toujours les mêmes platitudes et on ne touche jamais au fond des choses. Pour expliquer l’impact des nouvelles technologies au grand public, il faudrait une longue série de programmes d’information. Malheureusement, le public ne s’intéresse que très modérément à ces questions. Pourtant, ce sont les gens qui sont responsables: ce sont eux, individuellement, qui doivent investir le temps et faire l’effort nécessaires pour essayer de comprendre certains enjeux. Et comme cela n’arrivera probablement jamais, nous sommes à la merci des malins qui comprennent. Espérons qu’il y a autant de bons que de mauvais qui jouent dans le jeu.

Où va le Net, comment le voyez-vous dans une dizaine d’années?

Dans une courbe exponentielle, le futur ne ressemble en rien au passé. Dix ans dans le futur, c’est très loin. Le Net est peut-être la seule chance que nous ayons d’échapper à la catastrophe mondiale qui suivra inexorablement le manque total de compréhension technologique-economique que montre la classe politique actuelle. Elle continue à penser gauche-droite et taux de croissance, là où il faudrait s’attaquer à la surpopulation (d’abord!), à la pollution (effet de serre), aux problèmes de structures sociologiques (criminalité, injustices). Espérons que le Net permettra de court-circuiter ces gens qui traînent les pieds ou qui restent attachés aux idéologies révolues, qu’elles soient politiques ou religieuses. André Malraux aurait dit que le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas. Je dirais plutôt que, dans le XXIe siècle, le monde sera un ou ne sera pas.

Entretien réalisé en 2008

Bio express

1947 Naissance à Tongres de Robert Cailliau (province de Limbourg).
1964 Entre à l’université de Gent pour des études d’ingénieur civil en électronique.
1971 Master en informatique à l’université du Michigan (Etats-Unis).
1974 Commence sa carrière à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN).
1990 Avec Tim Berners-Lee, il propose un système d’hypertexte pour structurer la documentation du Cern sur le réseau interne de l’organisation. L’idée est tellement bonne qu’elle deviendra rapidement le World Wide Web.
1992 Programmation du premier navigateur pour les ordinateurs Macintosh.
1993 Mise sur pied de la première International World Wide Web Conferences (www.iw3c2.org).
2000: Docteur honoris causa de l’université de Gant.
2004: Commandeur de l’ordre de Léopold.

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