A Saigon, le chef de la police abat un jeune Viêt-cong. © EDDIE ADAMS, FREELANCE, 1968

World Press Photo, l’Histoire en rafale

Le Vif

Le 13 février se tient, comme chaque année, la grand-messe du photojournalisme. 5 700 candidats et une vingtaine de prix, dont le très convoité Photo of The Year, ont été décernés aux meilleurs d’entre eux. Pour espérer entrer dans l’histoire. Et se réconforter. La photo de l’année a été décernée à Burhan Ozbiliki pour sa photo de l’assassinat de l’ambassadeur russe en Turquie. Un des prix a été remis à Jonathan Bachman pour cette femme se tenant seule devant des policiers.

C’est à Amsterdam, dans la pénombre d’une salle de réunion somme toute banale, que se déroule l’interminable immersion. Pendant quinze jours, les jurés du World Press Photo passent au crible 85 000 images d’actualité sans sortir, ou presque, de leur bulle. Le 13 février, revenus à la lumière du jour, sevrés de café noir, ils annonceront leur nouveau palmarès.

2013. A Gaza, après un raid israélien.
2013. A Gaza, après un raid israélien.© PAUL HANSEN, JOURNAL DAGENS NYHETER, 2012

Le nombre de participants, en provenance d’une centaine de pays, est en hausse constante. L’an passé, ce sont 5 700 professionnels, pour la majorité issus d’agences de presse, qui se sont portés candidats au fameux concours.  » C’est le plus prestigieux d’entre tous, il est unique « , estime Francis Kohn, à la tête du département photo de l’AFP, l’Agence France-Presse. L’an passé, il a présidé le jury de l’institution néerlandaise.  » Un honneur « , dit-il. Malgré les remous d’une précédente édition, la réputation du grand rassemblement est intacte. Il s’en est fallu de peu.

1973.
1973. « La petite fille au napalm », Vietnam.© NICK UT, ASSOCIATED PRESS, 1972

En 2015, le jury couronne Giovanni Troilo pour une série de clichés intitulés The Dark Heart of Europe qui montre sous un angle peu flatteur la ville de Charleroi, dépeinte comme un lieu de misère sociale tout droit sorti d’un tableau de Jérôme Bosch. L’approche voyeuriste et tape-à-l’oeil n’est pas du goût de tous et tourne carrément au scandale lorsqu’un confrère révèle que certaines images n’ont pas été prises dans le Hainaut mais à Molenbeek. Déstabilisées, les instances du World Press qui n’y ont vu que du feu, font machine arrière et finissent par retirer le prix des mains de Troilo. Prendre le WPP en flagrant délit de cécité, c’est un peu comme si on décernait le Nobel à un plumitif qui se fait passer pour Faulkner. Mais il faut plus qu’un accroc pour ternir la notoriété d’un monument et en particulier de la Photo of The Year. Ce prix, qui est au photoreportage ce que la Palme d’or ou l’Oscar du meilleur film est au cinéma, est véritablement le Graal d’une compétition qui récompense au total une vingtaine de finalistes, répartis dans des catégories aussi variées que la vie quotidienne, le sport ou la nature.

Dire quelque chose sur notre époque

Il faut dire que depuis 1955, date de la première édition, qui n’enregistrait alors que 42 inscrits, les images auréolées du titre royal forme un véritable  » Hall of Fame « . Certaines Photo of The Year sont parmi les plus marquantes de l’histoire contemporaine. Qui n’a en mémoire ce geste, terrible, du chef de la police de Saigon qui, en février 1968, abat de sang-froid un jeune Viêt-cong d’une balle dans la tête ? Au moment précis où l’homme force la gâchette de son Smith & Wesson, Eddie Adams, membre de l’Associated Press, appuie sur le déclencheur de son Leica, fixant  » l’instant décisif  » dans toute son abomination.

1968. A Saigon, le chef de la police abat un jeune Viêt-cong.
1968. A Saigon, le chef de la police abat un jeune Viêt-cong.© EDDIE ADAMS, FREELANCE, 1968

Les scènes de conflits, de famine, d’errance et de mort sont légion au panthéon. Elles ont l’ambition de dire quelque chose sur notre époque. Le 11 septembre, par exemple. Pas celui de 2001 mais de 1973, lorsque le coup d’Etat au Chili, orchestré par Pinochet, contraint Salvador Allende à se retrancher dans le palais de la Moneda. Ce jour-là, Orlando Lagos capte les derniers moments du chef de l’Etat, arme à la main et casque sur la tête, quelques heures avant son suicide. L’auteur du cliché, photographe officiel du pouvoir en place, échappera miraculeusement à la mort en réussissant à s’échapper du palais en flammes. Le trophée lui sera décerné l’année suivante, de manière anonyme pour ne pas mettre sa vie en péril.

1990. Un homme arrête une colonne de chars sur l'avenue Chang'an, à Pékin.
1990. Un homme arrête une colonne de chars sur l’avenue Chang’an, à Pékin.© CHARLIE COLE, FREELANCE, 1989

Des histoires comme celle-là, le World Press en regorge. Ses coulisses bruissent de mille anecdotes qui entretiennent le mythe, parfois bien réel, du photoreporter prêt à payer le prix fort de sa liberté d’expression. Il en va ainsi de l’envers du décor d’une autre photo iconique, celle du petit homme en chemise blanche arrêtant la colonne de chars durant les manifestations de la place Tiananmen (Photo of The Year 1989). Elle faillit bien ne jamais voir le jour. Lorsque Charlie Cole, dépêché par Newsweek, pointe son Nikon vers les blindés depuis le 6e étage de l’hôtel qui domine l’avenue Chang’an, il sait que les officiers du Bureau de sécurité publique ne tarderont pas à débarquer. Son intuition se confirme lorsque quatre agents défoncent la porte de sa chambre, lui confisquent son passeport et ses rouleaux, sans penser à jeter un oeil dans le réservoir d’eau des toilettes où Cole a eu l’idée de dissimuler la précieuse bobine de film dans un sachet en plastique… Le cliché, qui fera le tour du monde, confirme que le World Press privilégie les images choc à haute teneur symbolique. Francis Kohn, ancien président du jury, explique :  » Les discussions portent aussi bien sur des questions esthétiques et techniques que sur des points journalistiques. Qu’est-ce que la photo apporte comme information sur un événement ? Quelle est sa force émotionnelle, éditoriale, son pouvoir de suggestion ?  »

2016. A la frontière serbo-hongroise pendant la
2016. A la frontière serbo-hongroise pendant la  » crise des migrants « .© WARREN RICHARDSON, FREELANCE, 2015

A n’en pas douter,  » la petite fille au napalm « , capté en 1972 par l’objectif de Nick Ut, un reporter à peine sorti de l’adolescence au moment des faits, s’inscrit dans un registre émotionnel de magnitude maximale. Faut-il encore décrire ce grand classique ? Sur fond de ciel d’apocalypse, une enfant brûlée au troisième degré, la jeune Kim Phuc, apeurée, fuit les bombardements des F-16 sur une route bitumée du Vietnam. La puissance dramatique du  » tableau  » est renforcée par le recours à un noir et blanc charbonneux. Quarante-cinq ans après avoir réalisé cette image légendaire qui lui a valu la récompense suprême d’Amsterdam mais aussi le prix Pulitzer, Nick Ut, toujours en service pour le compte de l’Associated Press, se montre humble.  » Depuis que j’ai eu ce prix, j’ai toujours essayé de faire de mon mieux, de produire les images les meilleures et les plus rigoureuses « , nous écrit-il par e-mail depuis Los Angeles, où il vit désormais. Il concède qu’il n’y pas une semaine sans qu’on lui parle de cette photo. On l’interroge sur les raisons supposées de son impact planétaire.  » Je pense qu’elle condense l’horreur, la tragédie et les ravages que la guerre cause à des innocents. Quiconque regarde cette image prend conscience de la souffrance des peuples. Les gens s’identifient à Kim Phuc car chacun d’entre nous porte un enfant dans son coeur « , raconte le reporter qui ne s’est jamais pris pour une star. Peut-être parce que le photojournalisme a la faculté de ramener ses sujets, même les plus doués, au niveau du plancher des vaches, loin de l’univers glamour et parfois très rentable, de la mode et de la publicité.

 » Un boulot exaltant mais déboussolant  »

2014. Des migrants sur la côte, à Djibouti, tentent de capter un signal avec leur téléphone.
2014. Des migrants sur la côte, à Djibouti, tentent de capter un signal avec leur téléphone.© JOHN STANMEYER, AGENCE 7, 2013

La plupart des lauréats du World Press restent inconnus du grand public quand bien même leurs images sont passées à la postérité.  » Pour eux, le World Press est une forme de consécration mais après, ils passent à autre chose « , avance Francis Kohn. L’expérience n’est pas toujours positive pour autant. Après avoir décroché le suprême accessit en 1998 avec l’image d’une femme endeuillée, surnommée  » La madone de Bentalha « , publiée dans 750 journaux, Hocine Zarourar sera privé de sa carte de presse et inscrit sur une liste noire par le gouvernement algérien pour avoir donné une image négative de son pays d’origine alors en proie aux exactions du Groupe islamique armé.  » Le World Press, c’est sympathique, mais le lendemain de la fête, quand vous devez reprendre le chemin du reportage, reconstruire des contacts, aller sur des terrains dangereux, cela ne vous aide en rien « , lance François Hébel, qui fut directeur de la prestigieuse agence Magnum de 1987 à 1997. Mais pour celui qui a également dirigé les Rencontres d’Arles et pilote actuellement la biennale Foto/Industria à Bologne, c’est l’écart persistant entre le fantasme du photojournaliste véhiculé par le prestigieux concours et la réalité de la profession qui pose problème.  » Le World Press entretient une illusion. La réalité du photoreportage est d’être dans les magazines, or ceux-ci lâchent l’affaire. Dans les années 1980 et 1990, la presse était en plein essor. A cette époque, il y avait beaucoup de boulot et il n’y avait pas la concurrence de M. Tout-le-Monde photographe avec son téléphone, ni Internet.

François Hébel porte un jugement sans concession sur certaines agences de presse qu’il estime en partie responsable de l’ubérisation du métier.  » En travaillant parfois à perte et en installant des correspondants dans le monde entier payés au lance-pierre, les plus grandes agences ont lessivé le marché. C’est à la fois du dumping et de la délocalisation. Jusque-là, on envoyait un photojournaliste de New York ou Paris à l’autre bout du monde. Mais avec le développement de la transmission numérique, les bureaux régionaux les ont progressivement remplacés pour un coût dérisoire.  »

Le mythe du reporter a pourtant le cuir épais et n’est pas près de disparaître, selon l’ancien de Magnum.  » Il y a malheureusement des jeunes photographes qui partent bille en tête en Syrie avec des idées généreuses et se font dézinguer. Il n’y en a jamais eu autant. Ils veulent sauver le monde mais on ne va pas à la guerre comme ça. Les photojournalistes font un boulot exaltant mais déboussolant. C’est pour cela qu’ils ont besoin de se retrouver de temps en temps et de se réconforter. Le World Press sert à cela.  »

Par Antoine Moreno.

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