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Viktor Bout, seigneur de guerres

Ce trafiquant d’armes russe, dont l’histoire a inspiré Hollywood, vient d’être condamné à 25 ans de prison aux Etats-Unis. En 2009, alors qu’il était détenu en Thaïlande, LeVif/L’Express avait rencontré ses proches à Moscou.

Le 6 mars 2008 aurait pu être un jour comme les autres dans la vie de Viktor Bout. Arrivé dès l’aube à Bangkok, l’homme d’affaires moscovite a pris ses quartiers dans une suite du Sofitel Silom, un palace cinq étoiles. Dans l’ascenseur qui le mène à la salle de réunion du 27e étage, sur le coup de 15 heures, il jette un regard mortifié vers le miroir: 130 kilos pour 1,80 mètre.

Sa silhouette s’est arrondie comme le ventre de ces énormes avions-cargos Iliouchine qui ont fait sa fortune. Il a promis à sa femme, Alla, de profiter de son séjour en Thaïlande pour visiter les cliniques spécialisées dans l’amincissement. Si la discussion avec les Colombiens ne s’éternise pas, il pourra même aller transpirer au sauna de l’hôtel avant de dîner devant la télé.
Il a fallu six mois pour en arriver là. Six mois à échanger des mails avec le type des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) qui se fait appeler « el Comandante ». Viktor Bout, lui, a opté pour le pseudonyme de Boris. La transaction est censée porter sur plusieurs millions de dollars de « matériel agricole », à savoir 5 000 fusils d’assaut AK 47, des lance-roquettes antichars et 800 missiles sol-air, dont une centaine livrables immédiatement, par parachutage, au-dessus de la jungle. L’homme de confiance de Bout, Andrew Smulian, a rencontré les acheteurs à trois reprises, aux Antilles néerlandaises, au Danemark, en Roumanie. Il en a mis sa main à couper : les soldats d’el Comandante sont d’authentiques guérilleros. Erreur fatale.

Un polyglotte amoureux fou de Tolstoï et de Gogol

Ce 6 mars 2008, à Bangkok, le marché est scellé en une heure et Bout a déjà négocié sa commission de 5 millions de dollars quand, soudain, ses deux interlocuteurs colombiens tombent le treillis. Ils sont américains et travaillent pour la DEA, l’agence antidrogue des Etats-Unis. Depuis le début de la conversation, ils ont fait tourner le magnétophone. Devant le tribunal de New York, c’est sûr, le Russe va en prendre pour trente ans. Bout ne moufte pas. Les agents se congratulent comme des joueurs de base-ball qui viendraient d’expédier une balle sur la Lune. Cette fois, la partie est terminée. Enfin, presque.

Dans le monde sans foi ni loi des trafiquants d’armes, l’arrestation de Viktor Bout résonne comme un mortier de 82 millimètres. Recherché depuis 2002 par Interpol, dénoncé par les experts de l’ONU pour son rôle majeur dans les conflits en Sierra Leone, en Angola, et ses accointances avec le dictateur libérien Charles Taylor, ce Russe de 42 ans, au visage de molosse décoré d’une moustache, est un mythe.

En 2005, sa vie, son oeuvre ont inspiré le personnage joué par Nicolas Cage dans le film Lord of War. Les services de renseignement occidentaux estiment que, depuis le début des années 1990, il a semé ses armes et le chaos des jungles du Congo aux montagnes afghanes. A part ça, Viktor Bout est un amoureux fou de Tolstoï et de Gogol, doublé d’un humaniste qui se préoccupe du sort des populations pygmées et de la banquise arctique. Il parle sept langues, dont le xhosa et le zoulou, et possède autant de passeports que de noms d’emprunt, c’est-à-dire beaucoup.

Personnage de roman

Cela fait plus d’un an, maintenant, que Viktor Bout fréquente le centre d’amaigrissement le plus redouté de Thaïlande : Klong Prem. Dans ce pénitencier de la banlieue de Bangkok, où l’on ne se débarrasse jamais de son uniforme orange ni de ses chaînes aux pieds, il a fondu de 35 kilos. Les Américains réclament son extradition pour « conspiration avec une organisation terroriste », mais le tribunal local a déjà reporté sa décision à trois reprises.
Le 11 février dernier, 27 sénateurs républicains ont écrit à la secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, afin qu’elle fasse monter la pression sur les Thaïlandais. Un mois plus tard, le ministère des Affaires étrangères russe a répliqué par un communiqué dénonçant « les ingérences » et « les provocations ». Prise entre ces deux feux, la justice thaïlandaise s’apprête à sortir de sa tranchée. Le 29 avril, le tribunal de Bangkok statuera sur la requête pour « détention illégale » déposée par les avocats de Viktor Bout. L’ultime joker de ce Russe aux nerfs de tungstène pour passer, une nouvelle fois, à travers les mailles du filet.

A Moscou, Sergueï, son frère aîné, son âme damnée, qui a longtemps géré le business familial à son côté, veut croire que les méthodes de cow-boys des agents de la DEA seront désavouées par les magistrats thaïlandais. Sergueï, c’est le portrait de son frère, en plus massif. A sa façon de vous broyer la main, on comprend qu’il vaut mieux ne jamais le décevoir.
Le jour de l’arrestation, selon lui, les Américains ont voulu embarquer Viktor illico dans une voiture, direction l’aéroport. « Impossible, messieurs, je n’ai pas de visa ! », a lâché l’homme aux multiples passeports. Rire de Sergueï. C’est à ce style d’humour, froid comme une lame, que l’on distingue les seigneurs du désastre de leurs valets.

Viktor Bout est un personnage de roman, né le 13 janvier 1967, à Douchanbe (Tadjikistan). Gamin, il manie les langues étrangères comme d’autres assemblent les Lego. A 12 ans, il parle le persan et l’espéranto. Il poursuit ses humanités à l’Institut militaire des langues étrangères, le vivier de l’espionnage soviétique, quand, en 1991, l’empire implose. « Et là, du jour au lendemain, toutes les armes entassées par l’Armée rouge pour préparer la Troisième Guerre mondiale se sont transformées en de vulgaires marchandises », souligne Vadim Kozyulin, professeur au Centre d’études politiques de Moscou.

Factotum des Etats voyous, mais pas que…

Expédié en Angola comme traducteur, Bout achète pour une bouchée de pain, à crédit, ses premiers avions : deux Antonov et un Iliouchine en passe d’être réformés. Des épaves volantes qu’il confie à des pilotes russes en déshérence, prêts à se poser sur un rebord de fenêtre contre une paie de 7 000 dollars. Très vite, sa compagnie aérienne, Air Cess, ouvre des filiales aux quatre coins de l’Afrique. Viktor Bout livre des fleurs, des aspirateurs, du poulet congelé et des armes. Surtout des armes. Grâce à lui, l’AK 47, la légendaire kalachnikov, devient le premier produit d’exportation de l’ex-URSS, avec la vodka et les écrivains suicidaires. Viktor Bout se joue des embargos, des réglementations aériennes. Ses avions jonglent avec les immatriculations. Dans sa grandeur d’âme, il n’hésite jamais à dépanner les factions rivales d’un même conflit.
Le dictateur zaïrois Mobutu est en difficulté ? Il l’évacue à bord de l’un de ses appareils, en oubliant qu’il arme les rebelles à ses trousses. Surnommé le « Bill Gates des trafics » par un ancien ministre britannique, son ombre plane sur toutes les guerres ethniques du continent africain. Et même au-delà.
En 1995, l’un de ses avions, à destination des troupes du commandant Massoud, un ami, est intercepté par ses adversaires, les taliban afghans. Bout se rend lui-même à Kandahar pour négocier la libération de son équipage avec les mollahs. Et il ne leur promet pas des chocolats. D’après les services de renseignement britanniques, le Russe aurait fourni des munitions à foison – et probablement des gaz toxiques – aux ennemis de son ami.

Pour sa défense, Bout a toujours prétendu être un simple convoyeur, qui ne sait pas toujours ce qu’il y a dans les soutes de ses avions. « Un chauffeur de taxi qui prend un drogué dans sa voiture, vous appelez ça un trafiquant ? », interroge son frère Sergueï. Pour épousseter son CV, le Russe pourrait également rappeler qu’il n’est pas que le factotum des Etats voyous.
Il lui arrive, aussi, de prêter la main aux croisades des grands de ce monde : la France, en 1994, lors de son intervention au Rwanda, et les Etats-Unis, dix ans plus tard, en Irak, ont eu discrètement recours à son incomparable logistique.
Voilà pourquoi les retournements de l’Histoire glissent sur son business comme la balle du sniper sur la cuirasse d’un char d’assaut. Après le 11 septembre 2001, quand George Bush divise l’humanité en pro et anti-Américains, Bout fait exception: il est des deux côtés du manche. En 2002, Interpol, qui le soupçonne d’avoir blanchi 325 millions de dollars payés en diamants par les rebelles angolais, lance contre lui un mandat d’arrêt international. Ça ne l’empêche pas de se balader en toute quiétude à Moscou.
Andreï Samokhine, un copain de jeunesse, se souvient de l’avoir vu débarquer, en chemise hawaïenne, pour la fête 2007 des anciens de l’Institut militaire. Avant de monter dans le bateau-mouche, sur la Moskova, il n’a pas pu s’empêcher d’interroger l’ami Viktor: les rumeurs sur son compte, le film, l’ONU, Interpol? Bout l’a rassuré dans un grand éclat de rire : « Si l’on voulait vraiment me retrouver, on m’aurait retrouvé depuis longtemps! »

Quand il devra se mettre à table, il y en aura pour tout le monde
Alla, son épouse, est une styliste au teint pâle et aux yeux gris. Assise à la table d’une cafétéria, au bord d’une voie rapide à la sortie de Moscou, elle assure que son mari est tout le contraire du diable cynique et omnipotent créé par Hollywood. « Quand on parle de lui, c’est comme si l’on parlait d’un personnage de fiction, confie-t-elle. Viktor est un homme sensible, ouvert aux autres. Quand les copines divorcées viennent s’épancher à la maison, ce n’est pas à moi qu’elles s’adressent, mais à lui. »

Avec leur fille, Liza, 14 ans, ils ont vécu sur tous les continents. En Afrique du Sud, en Belgique, aux Emirats arabes unis… Ces derniers temps, ils s’étaient repliés dans une petite maison, aux confins d’une banlieue résidentielle de Moscou. La faute au département du Trésor américain, qui, en gelant les avoirs de Bout à l’étranger, en 2005, l’a contraint à fermer la plupart de ses filiales et à mettre son activité en sourdine. Alla est partie rejoindre son mari à Bangkok, pour l’épauler avant l’audience décisive du 29 avril. En prison, il a appris deux nouvelles langues : le thaï et le sanskrit. Ce coup-ci, il a demandé à sa femme de lui apporter des ouvrages en français, pour peaufiner sa grammaire. Elle a choisi Saint-Exupéry, les Contes de Perrault et un roman de Françoise Sagan, De guerre lasse.

C’est dans les livres que Viktor Bout puiserait la force et l’infinie sagesse dont il fait preuve depuis sa rocambolesque arrestation. Un jour viendra, peut-être, où il devra se mettre à table. Et, ce jour-là, il y en aura pour tout le monde. Sur les théâtres fumants des conflits inavouables, Lord of War fut un régisseur zélé et incomparable.

Son ascension raconte aussi l’histoire secrète de tous les coups tordus dont les Russes, les Américains et toutes les nations professant la vertu à la tribune de l’ONU ont pu se rendre coupables ces vingt-cinq dernières années. Jusqu’à maintenant, le prisonnier de Klong Prem matricule C-829 n’a rien lâché. Il attend. Il se tait. Avant l’heure, ce n’est pas l’heure. Les embargos, ça le connaît.

Par Henri Haget, Alla Chevelkina et Philippe Coste

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