Un vignoble au pied des remparts de la cité de Carcassonne, dans l'Aude. © F. GUIZIOU/HEMIS.FR

Vignobles de France: la Californie française

Longtemps décriés, les vins du Languedoc-Roussillon ont amorcé une révolution qualitative dans les années 1980. Ces efforts se voient récompensés par la reconnaissance de terroirs en cru. De quoi rêver d’un succès identique à celui du grand vignoble américain ?

Dans les années 1860, un puceron doré ravage le sud puis le nord de la France. Ce minuscule insecte américain, introduit accidentellement avec des ceps du Nouveau Monde n’affaiblit pas seulement les vignes en s’attaquant aux racines : il les assèche jusqu’à la mort. La vigne ne produit plus. Et rien ne va sauver la plus grande nation vinicole (2,5 millions d’hectares, la moitié du vignoble mondial). Il faut tout arracher, ou presque. Pour replanter quoi ? C’est le greffage de cépages français sur des plants américains, à l’initiative de Jules-Emile Planchon, qui s’impose comme la solution. S’il n’a pas retrouvé sa surface, réduite d’un tiers, les performances des nouveaux plants (jusqu’à 100 hectolitres/hectare) lui permettent de dépasser, dès 1893, le niveau moyen d’avant la pandémie.

Aimé Guibert, pionnier du renouveau du vignoble languedocien.
Aimé Guibert, pionnier du renouveau du vignoble languedocien. © M.ROCK/CEPHAS/PHOTONONSTOP

Le vignoble languedocien repart la fleur au fusil avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale en fournissant le jaja des poilus au front. Puis, fidèle à ses (mauvaises) habitudes, la région continue de faire  » pisser  » la vigne d’un vin si pâle et si léger qu’il fallait le couper au rouge fort en alcool d’Algérie. Du gâchis, sur une mosaïque de somptueux terroirs, servis par le climat le plus propice à la vigne qui soit. La surproduction redevient permanente. Les coopératives règnent en maître, sans discernement. Jusqu’au coup de tonnerre du Mas de Daumas Gassac, vignoble créé ex-nihilo, en 1978, par feu Aimé Guibert, vigneron vedette du film de Jonathan Nossiter Mondovino.

Dans les années 1980, l’ancien industriel du cuir aveyronnais double les grands châteaux bordelais dans les dégustations à l’aveugle. A la même époque, des gens du cru choisissent de creuser le sillon d’une viticulture dentellière, où les tailles, la maîtrise des rendements, le choix des cépages et des coteaux accouchent de beaux vins méditerranéens, élégants et racés.

Parmi les révolutionnaires de l’ancien  » Midi rouge « , citons les Cazes, en Roussillon, rude vignoble – le plus venté de France, patrie du rivesaltes, du maury et du banyuls ; Jean-Louis Poudou (la Tour boisée) dans le Minervois, délimitation de 5 000 hectares, dont les meilleurs montent en terrasses sur la montagne Noire ; Gérard Bertrand en son domaine de Villemajou, dans les spectaculaires et chaotiques Corbières (17 000 ha).

Ces pionniers attirèrent l’attention des Bordelais et des Américains. Jean-Michel Cazes (sans lien avec le précédent), du Château Lynch-Bages, prestigieux cru classé du Médoc, se souvient de l’effervescence, au début des années 2000, quand il créa l’Ostal Cazes :  » Des propriétaires locaux avaient révélé la valeur de leur terroir. Nous étions quelques-uns à aller voir ce qui se passait : une nouvelle frontière viticole s’ouvrait.  » L’homme de Pauillac est arrivé en pleine affaire Mondavi : l’Américain, géant mondial du vin, qui voulait s’installer à Aniane, venait d’être bouté hors de France, victime d’une fronde menée par Aimé Guibert.

Parmi les autres investisseurs tentés par l’aventure dans la  » Californie française « , on compte Bernard Magrez, propriétaire de quatre crus classés de Bordeaux, les Bordelais Jacques et François Lurton, l’alors PDG de Picard Surgelés Olivier Decelle (Mas Amiel), Philippine de Rothschild… Mais certains ont déchanté. Et sont repartis, comme Léon-Nicolas Duhamel, fondateur de la marque K-Way.  » Je savais que cela ne serait pas facile, mais j’ai un côté Don Quichotte qui aime s’attaquer aux moulins « , confie pour sa part François Lurton, businessman de la vigne aux quatre coins du monde et propriétaire en Fitou,  » un pays de misère où l’on ne gagne pas sa vie « . L’AOC mal-aimée, malgré son ancienneté (1948),  » est définitivement sinistrée, victime d’une perte d’image irrattrapable « , craint celui qui y fait figure de leader, désespéré du  » gâchis  » quand chaque année il s’émerveille devant l' » incroyable qualité des raisins « . Malgré tout, au pied des Pyrénées, le vin commence à se porter mieux. Soulagement pour Lurton : son domaine du Mas Janeil  » a enfin atteint le seuil de rentabilité, au bout de dix ans « .

 » La mode est un peu passée, confirme Jean-Michel Cazes, pourtant toujours amoureux de ses vignes du Minervois, sur les pentes du Petit Causse. Les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des espoirs engendrés à cause du système commercial, trop faible « , déplore-t-il en Bordelais habitué à la puissance du négoce. Le Languedoc-Roussillon, malgré sa spectaculaire révolution et des rendements sabrés de moitié en vingt ans, souffre encore d’un manque de reconnaissance internationale. La plus grande région viticole mondiale (240 000 hectares… mais 40 000 seulement classés en AOC) reste tributaire des supermarchés de l’Hexagone, quand elle devrait conquérir la planète.

Laurent Delaunay, à la tête de la maison de négoce Badet-Clément.
Laurent Delaunay, à la tête de la maison de négoce Badet-Clément.© SDP

Laurent Delaunay, négociant à Nuits-Saint-Georges (Côte-d’Or) devenu l’un des plus gros faiseurs languedociens, avec la maison Badet-Clément, en est persuadé. Arrivés dans la région en 1995, lui et sa femme, Catherine, ont trouvé un terrain de jeu passionnant pour deux oenologues bicépages soudain confrontés à la variété sudiste. Ils ont fait leur nid dans les caves des vignerons amis pendant dix ans avant d’acheter une cuverie près de Carcassonne, en 2005. Ces dix-huit derniers mois, les propriétaires des marques les Jamelles (IGP Pays d’oc) et Abbotts & Delaunay (AOC), soit la bagatelle de 15 millions de bouteilles par an, ont acquis deux domaines et une cave dans l’Aude. Ils ont été particulièrement séduits par Limoux, un terroir connu pour ses effervescents – la fameuse blanquette -, sur lequel ils ont décidé de ne produire que des vins tranquilles.  » C’est une terre fraîche à chardonnay et à pinot noir « , assure le négociant bourguignon, rappelé malgré tout à ses origines.

Pour gagner ses lettres de noblesse, la région a besoin de preux chevaliers.  » Les vignerons passionnés sont encore trop peu nombreux par rapport à la taille du vignoble « , estime Laurent Delaunay. Il faut aussi des généraux pour organiser la conquête. Capitaines d’une armée en marche, les négociants locaux Jeanjean (devenu le géant national AdVini), Gérard Bertrand ou Paul Mas ont repris la main après deux décennies d’investissements extérieurs. Grâce à leur puissance commerciale et à une foi sans faille dans leur vignoble, le spectre du litron étoilé de vilaine bibine recule au profit de jolies bouteilles qui méritent qu’on mette la main au portefeuille. D’ailleurs, les exportations progressent significativement avec de belles percées en Chine (+ 54 % !), aux Etats-Unis (+ 17 %) et au Royaume-Uni (marché n° 1).  » Tous les Anglais connaissent la marque Pays d’oc ! Pour imposer le nom de la région à l’étranger, il faut des vins de prestige. Ces locomotives tireront le train des wagons du volume « , assure François Lurton. Du côté des coopératives, celles qui n’ont pas développé leur marketing ont déraillé. D’autres sont exemplaires, tels les Vignobles Dom Brial, du côté de Rivesaltes, la Cave d’Embres et Castelmaure, dans les Corbières, ou celle du Sieur d’Arques, à Limoux. Jean-Charles Cazes, fils de Jean-Michel, observe depuis cinq ans  » une forte concentration, qui va dans le bon sens. Il faut des acteurs locaux puissants « .

Pierre Bories, du Château Ollieux-Romanis, dans les Corbières.
Pierre Bories, du Château Ollieux-Romanis, dans les Corbières.© M. LEFEBVRE/SDP

Le rouge reste la couleur dominante (80 %) dans ce Sud frondeur où certains excellents viticulteurs optent délibérément pour le label IGP, anciennement  » vin de pays « , afin de s’affranchir des décrets d’appellation contrôlée. D’autres bataillent pour décrocher la leur. Pierre Bories, du Château Ollieux-Romanis, à la tête d’une trentaine de vignerons implantés autour du massif du Pinada, dans les Corbières, n’a eu de cesse de faire reconnaître par l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao) les spécificités du terroir de Boutenac (2 669 hectares, mais seulement 170 en production).  » La première appellation à avoir imposé le carignan comme cépage primordial « , se réjouit-il. Depuis 2005, les chapelles de Saint-Siméon et de Gasparets veillent désormais sur le cru.

Vincent et Isabelle Goumard, du Mas Cal Demoura, sur les Terrasses du Larzac.
Vincent et Isabelle Goumard, du Mas Cal Demoura, sur les Terrasses du Larzac.© E. PERRIN POUR LE VIF/L’EXPRESS

Un succès qui a ouvert la voie à d’autres quêtes de classement en AOC. Venus de l’audit financier, Vincent et Isabelle Goumard se sont installés au Mas Cal Demoura en 2003.  » Vous connaissez beaucoup de régions avec de si beaux terroirs et un tel potentiel de progression où le prix de la vigne soit si raisonnable ?  » questionne l’ancien financier, pour expliquer son choix. Sur ces Terrasses du Larzac (400 hectares), au nord-ouest de Montpellier, l’histoire a prouvé qu’on n’apprécie guère la banalisation et qu’on cultive une forte résistance à la médiocrité. Devenu président du syndicat local des vignerons, Vincent Goumard n’a pas ménagé sa peine lors de la longue marche vers l’élévation en cru, amorcée en 2005 et heureusement conclue en 2014.

Christophe Bousquet, du Château Pach Redon (AOC la Clape).
Christophe Bousquet, du Château Pach Redon (AOC la Clape).© E. PERRIN POUR LE VIF/L’EXPRESS

Dernière promotion en date, au printemps dernier : la Clape, dans l’Aude. Entre terre et mer, ce vignoble escarpé produit des vins moins concentrés que ceux du reste du Languedoc.  » L’altitude et l’humidité venant de la mer donnent une structure tannique moins dense qu’ailleurs, explique Christophe Bousquet, du Château Pech Redon. Les arômes, un peu iodés, tendent vers le balsamique plutôt que vers le sous-bois.  » Une typicité qui a justifié le classement en cru. Le fruit, aussi, des efforts des acteurs de la viticulture locale, vignerons et coopératives, emmenés par leur président, Christophe Bousquet.

Pas de doute, la reconnaissance de l’excellence et de la diversité des terroirs du Languedoc et du Roussillon est enclenchée. L’Inao regarde désormais du côté de Laure-Minervois, de Pic-Saint-Loup, de Pézenas…  » La région est moins nouvelle qu’il y a quinze ans, mais elle reste une terre d’avenir « , promet Jean-Michel Cazes. Comme la Californie…

Par Philippe Bidalon, avec Olivier Le Naire et Anne Vittini

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