Pour le professeur Michaels, les Noirs et les hispaniques de la classe ouvrière ont des problèmes d'abord parce qu'ils sont pauvres, non en raison de leur race. © GETTY IMAGES

USA: quand le critère racial est instrumentalisé

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Pour Walter Benn Michaels, professeur de littérature à l’université de l’Illinois, les discriminations ne sont pas le problème principal des Etats-Unis, mais bien les inégalités croissantes engendrées par le capitalisme. Il appelle à substituer un « fuck you ! » de gauche au « fuck you ! » raciste.

Walter Benn Michaels est professeur de littérature à l’université de l’Illinois à Chicago. Son essai à succès La diversité contre l’égalité (2009) montrait combien la gauche renonçait à elle-même en se focalisant sur les questions identitaires et de discrimination. Le Vif/L’Express l’a rencontré à quatre semaines d’une élection américaine marquée par la popularité de Donald Trump dans les classes populaires blanches.

La démocratie américaine pourrait élire sa première présidente, huit ans après avoir élu son premier président noir. Est-ce un nouvel aboutissement ?

L’Europe me semble beaucoup plus intéressée par le fait que Hillary Clinton soit une femme que n’importe qui aux Etats-Unis. Son élection dépendra moins du fait qu’elle soit une femme que du fait qu’elle ne soit pas Donald Trump… Hillary Clinton est une candidate très faible, mais elle est beaucoup mieux que Trump. Elire le premier président noir, il y a huit ans, a été un événement important, même si de mon point de vue, Barack Obama n’en a pas été un bon. Cette année, la question du genre de la favorite n’en est pas une, pas du tout comme celle de la couleur du favori précédent a pu l’être.

L’élection de Barack Obama n’a-t-elle pas mis un terme à la question raciale, dont vous dites qu’elle n’est pas si importante ?

Je ne trouve pas que cette question n’est pas importante ; je trouve qu’elle devrait être moins importante. Bien sûr, la race est une question centrale aux Etats-Unis. D’ailleurs, les démocrates font cette campagne en martelant que Trump est un raciste, et c’est leur argument principal auprès de l’électorat noir et latino. Et Trump, lui, fait campagne en expliquant à son électorat, celui des classes populaires et de la petite bourgeoisie blanche, qu’il est lui aussi victime de racisme, dès lors que les minorités profitent d’un traitement de faveur… Ce n’est pas vrai, mais les enquêtes montrent que c’est ce que pense la grande majorité des militants des Tea Parties, la plupart de ceux du Parti républicain et une très grande proportion des Américains. Chaque camp estime que l’autre est raciste et postule que le problème principal est la discrimination… On fait croire que les Noirs et les Hispaniques de la classe ouvrière ont des problèmes parce qu’ils sont noirs ou hispaniques, alors que le vrai problème est qu’ils sont pauvres. Et on fait croire que les Blancs de la classe ouvrière ont des problèmes parce qu’ils sont blancs, alors que le vrai problème est qu’ils sont pauvres. Le critère racial est utilisé des deux côtés pour rendre sans importance le vrai critère, économique.

Pourquoi ces thématiques ont-elles autant de succès ?

Bernie Sanders a eu du succès parce qu'il a simplement expliqué que le terrorisme islamiste n'était pas le problème auquel 99 % des Américains étaient confrontés chaque jour.
Bernie Sanders a eu du succès parce qu’il a simplement expliqué que le terrorisme islamiste n’était pas le problème auquel 99 % des Américains étaient confrontés chaque jour. © LUCAS JACKSON/REUTERS

Le capitalisme néolibéral, pour se montrer plus ouvert, repose sur la méritocratie. L’idée de base est que les inégalités ne sont pas un problème, sauf si elles s’appuient sur autre chose que le mérite personnel. Et le projet politique, à la fois de la gauche et de la droite, c’est cette égalité des chances. D’un côté, si elle fonctionne, ça rend la société plus ouverte, puisqu’en principe, les gens qui partent de tout en bas ont une chance d’arriver tout en haut. De l’autre, ça justifie l’inégalité : si tout le monde a sa chance et que tu n’arrives pas tout en haut, c’est ta faute. Mais l’égalité des chances, dans des sociétés où la stratification sociale est toujours plus profonde, ce n’est pas l’égalité du tout : oui, vous avez une chance d’atteindre le top 1 % ou le top 10 %, mais c’est une toute petite chance. Les gens acceptent ce principe, et ne réalisent pas toujours que ces chances ne vont jamais leur profiter… Pendant les Trente Glorieuses, même si les gens d’en haut s’enrichissaient, ceux d’en bas en profitaient. Ce n’est plus vrai maintenant. C’est pourquoi la campagne de Bernie Sanders a été un si grand succès.

Mais il a perdu la primaire démocrate parce que les électeurs issus des minorités ont choisi Hillary Clinton…

Le Parti démocrate a passé beaucoup de temps à convaincre les électeurs noirs et latinos que la discrimination dont ils souffraient était le problème fondamental, et beaucoup d’entre eux y ont cru…

Pourquoi ?

D’abord parce que quand vous êtes Noir ou latino aux Etats-Unis, vous êtes vraiment discriminé. Et il est frappant de constater qu’il est possible, dans l’autre sens, de convaincre certains Blancs qu’ils sont discriminés, ce qu’ils ne sont manifestement pas ! C’est cette acceptation de la méritocratie et cette illusion d’un capitalisme qui améliorerait le sort de chacun, qui rendent la réalité difficile à voir. Aux Etats-Unis en particulier, il devient moins difficile de s’en apercevoir. J’ai passé la moitié de ma vie à me disputer avec des gens à ce sujet, mais aujourd’hui, plus personne ne le conteste : l’inégalité économique est plus croissante que jamais. De plus en plus de gens vont inévitablement s’apercevoir de la structure par classes de la société américaine.

L’Europe, à son tour, semble être obsédée par la question de l’identité : nous avons passé l’été à nous quereller sur le burkini…

Les Etats-Unis, au moins depuis le XIXesiècle, ont toujours pensé l’identité comme le sujet principal. L’Europe, maintenant, se rapproche de nous. La question sociale y est aujourd’hui, chez beaucoup, y compris à gauche, dépassée par la question identitaire. La France se rapproche dangereusement des Etats-Unis : les élites progressistes disent que le problème c’est le racisme et la discrimination contre les Noirs et les Arabes, et la droite dit que les Blancs sont remplacés par les Noirs et les Arabes… En ce sens, la menace islamiste est un cadeau aux classes dominantes. C’est évidemment un vrai problème : personne ne veut mourir dans un attentat en plein Paris, Bruxelles ou New York. Mais c’est un cadeau parce que cette menace extérieure distrait les gens des problèmes intérieurs de notre économie…

Ne faites-vous pas un cadeau à la droite populiste, qui accuse la gauche d’être dans le déni sur ces questions identitaires ?

La réponse à apporter à ces attaques est simple. Regardez votre propre vie : de quoi êtes-vous victime ? Y a-t-il des gens qui, dans le gouvernement de votre pays, veulent appliquer la charia ? Une personne en burkini vous a-t-elle empêché de vous baigner ? Vous a-t-elle blessé ? Même en Amérique, tout le monde rit de la France et de l’affaire du burkini ! C’est une honte, en particulier pour les socialistes : ils ont intériorisé le fait que c’est de ça qu’ils doivent se préoccuper. Revenons au succès de Bernie Sanders : pourquoi a-t-il été si populaire ? Parce que si quelqu’un lui disait que le terrorisme islamiste était un problème, il répondait que c’en était en effet un, mais que ce n’est pas celui auquel 99 % des Américains sont confrontés chaque jour. Les musulmans laissent les Américains tranquilles, le capitalisme pas. Il fabrique de nouveaux pauvres chaque jour. C’est devenu plus facile à expliquer en Amérique qu’en France, paradoxalement…

Que dire à cet électorat qui est effrayé ?

Walter Benn Michaels :
Walter Benn Michaels : « Hillary Clinton est beaucoup mieux que Donald Trump. »© DR

La question que se posent les classes populaires, c’est :  » l’ouverture de ces frontières pour le capital et pour le travail nous a-t-elle été profitable ces trente dernières années ?  » La réponse est  » non « . Ça n’a rien à voir avec le terrorisme, avec l’islam, et avec les immigrés eux-mêmes. Ça n’a rien de culturel ! L’immigration a été néfaste pour les classes laborieuses, parce que la mobilité du travail est profitable au capital et pas aux travailleurs. Aux Etats-Unis, quand vous délocalisez les usines au Mexique ou en Asie, les travailleurs pauvres perdent leur travail. On traite les arguments contre l’immigration comme s’il s’agissait de racisme hystérique. Or, même si tous les habitants de la planète étaient blancs et qu’ils déménageaient d’un endroit à l’autre, cela resterait un problème pour les classes populaires, parce que plus d’immigration, c’est plus de concurrence entre les travailleurs. On voudrait que les cols bleus disent que ça n’a pas d’importance que d’autres personnes sont prêtes à travailler pour moins cher. Bien sûr que ça a de l’importance ! Les classes dirigeantes disent deux choses : un, vous ne devriez pas vous préoccuper si vous gagnez moins d’argent, car c’est le résultat d’une juste compétition entre travailleurs méritants et, deux, si vous vous en préoccupez, c’est que vous êtes un raciste. C’est ainsi que les cols bleus disent  » Fuck you ! « . Certains de ces  » Fuck you !  » veulent dire  » si c’est comme ça, alors, je suis raciste « . Mais certains autres sont des  » Fuck you !  » qui refusent le racisme, et qui refusent aussi l’enrichissement croissant d’une infime minorité.

Pourquoi le  » Fuck you !  » raciste est-il le plus fréquent ?

Historiquement, ça a été le cas. Maintenant, une autre contestation émerge aux Etats-Unis, qui n’est pas raciste. C’est le rôle des partis de gauche de rendre ce  » Fuck you !  » possible. J’ai moi-même été longtemps pessimiste. Bernie Sanders n’est pas un nouvel homme politique. Il n’a pas changé de message, mais soudainement, des personnes y sont à présent sensibles. Ça peut arriver ici aussi. Il y a un  » Fuck you !  » qui émerge à droite, l’objectif des partis de gauche devrait être de faire émerger un  » Fuck you !  » de gauche. Cela demandera de répéter sans cesse cette question :  » Qui sont les bénéficiaires de l’immigration ?  » Ce ne sont pas les immigrés eux-mêmes. Le bénéficiaire, c’est le capital. Qui en sont les victimes ? Les classes populaires, y compris les immigrés.

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