"Cette année, Hillary Clinton aura fait plus de réunions de collecte de fonds avec des millionnaires que de meetings électoraux", observe Guillaume Debré. 'Telle est la réalité de la politique américaine, devenue une industrie." © JOSHUA ROBERTS/REUTERS

USA : quand l’argent nuit gravement à la démocratie

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Dans Wa$hington, Guillaume Debré dénonce l’influence des grandes entreprises, par le biais du financement des élus, sur la politique américaine. Elle empêche des avancées législatives et fait des plus défavorisés des « sans-voix politiques ».

On savait la politique américaine gangrenée par le poids de l’argent. On découvre, à la lecture de Wa$hington (1), l’incroyable ampleur des dégâts. Son auteur, Guillaume Debré, a travaillé pendant seize ans aux Etats-Unis pour CNN et TF1. Du fonctionnement de la politique américaine, il connaît tous les rouages. Ce n’est guère reluisant. Les experts évaluent à trois milliards de dollars la somme que le successeur de Barack Obama aura dû récolter lors de la campagne pour s’installer à la Maison-Blanche. Démocratie en danger.

Qu’est-ce qui vous motive à écrire que « la démocratie américaine est entrée dans l’ère de la corruption légale » ?

Plus que jamais, à force de dérégulation du financement de la vie politique, l’argent est devenu un levier d’influence aux Etats-Unis. Il existe une relation mécanique entre les sommes levées et dépensées et le résultat des élections. Un chercheur a pu démontrer que, dans 90 % des cas en moyenne, le candidat qui récolte le plus d’argent remporte l’élection, que ce soit à la Chambre des représentants, au Sénat ou à la présidence. Ce constat pose un problème pour la démocratie.

Cette pression de l’argent influe-t-elle réellement sur la décision politique ?

Donald Trump se présente comme le candidat anti-establishment. Mais il n'a jamais dit qu'il allait changer le système.
Donald Trump se présente comme le candidat anti-establishment. Mais il n’a jamais dit qu’il allait changer le système.© RICK FRIEDMAN/GETTY IMAGES

Par définition, les riches ont toujours plus d’influence que les pauvres. Mais aujourd’hui, dans le système américain, cette hiérarchie est presque institutionnalisée. Le rôle de l’argent peut aussi expliquer toutes les aberrations politiques et législatives observées ces dernières années aux Etats-Unis. Deux exemples. Il est impossible depuis vingt-cinq ans de passer la moindre législation restreignant la libre circulation des armes à feu. Pourquoi ? Parce que des organisations structurées, notamment la National Rifle Association (NRA), financent à droite et à gauche – en vérité plus à droite qu’à gauche – les campagnes électorales de plus de 200 des membres de la Chambre des représentants. Même constat pour la lutte contre l’obésité. Pourquoi ? Parce que la force de frappe financière de certaines industries, notamment du sucre et du maïs, et la manière dont celles-ci financent la vie politique entravent toute réforme. Autre relation de cause à effet : pourquoi l’avionneur Boeing ne paie-t-il pas d’impôts, alors que le taux d’imposition pour les sociétés est de 30 % ? Parce qu’à force d’user de moyens de levier et de financements, il a bénéficié d’une série de niches fiscales, de subventions et d’avantages au point d’en arriver à payer… un impôt négatif. Le fisc lui restitue de l’argent alors qu’il engrange des bénéfices ! Le corollaire de cette situation est que le salaire minimum fédéral n’a plus été augmenté aux Etats-Unis depuis 2011. Les personnes qui sont privées de l’instrument de l’argent et du financement des élus deviennent en quelque sorte des sans-voix politiques.

Votre conclusion n’est-elle pas démentie par le succès de la campagne de Bernie Sanders ?

Oui… si ce n’est qu’il n’a pas gagné. Il est vrai que Bernie Sanders a réussi à mobiliser à la fois l’ardeur des électeurs et les contributions financières, via Internet, de certains d’entre eux sur le thème  » Le système ne marche plus « . Mais il n’a pas prouvé que l’on pouvait mettre en échec la machine du parti. Et cela confirme que si vous ne levez pas d’argent, vous n’avez aucune chance d’exister politiquement. Ce constat pose un problème fondamental d’offre politique. Il y a une barrière à l’entrée.

N’y a-t-il aucune remise en cause de ce système ?

Il y a une obsession de l’argent chez les Clinton »

A gauche, le parti démocrate a tout de même été mis en difficulté par ce sénateur de 72 ans du Vermont, socialiste – un gros mot aux Etats-Unis -, sur le thème de la dénonciation d’un appareil démocrate soumis au pouvoir des grandes fortunes. A droite, Donald Trump a réussi à obtenir l’investiture d’un parti républicain en règle générale cadenassé par l’establishment, sous le slogan  » Je suis milliardaire et je vais financer ma campagne pour n’être redevable de personne « . Le sentiment que les politiques n’ont plus vocation à servir ni la classe moyenne ni les classes défavorisées provoque une véritable colère aux Etats-Unis. En fait, les Américains ont le même rapport à Washington que les Européens à Bruxelles. Washington est perçue comme une bureaucratie lointaine qui s’évertue à ériger de nouvelles règles pour compliquer la vie quotidienne des citoyens.

Entre Hillary Clinton et Donald Trump, est-ce finalement le second qui aurait la position la plus morale à propos du financement politique ?

Je ne dirais pas cela. Associer Trump à la morale, c’est plutôt un oxymore. Mais Trump est incontestablement celui qui intègre le plus la colère des électeurs contre le système et contre le mode de financement de la vie politique. En ce sens, il a réussi à incarner la souffrance américaine. La crise de 2008 a provoqué un traumatisme profond. La classe moyenne a fait un bond en arrière de dix ans.

Est-il crédible ? S’il accédait à la Maison-Blanche, changerait-il le système de financement de la politique ?

Guillaume Debré :
Guillaume Debré : « Plus que jamais, l’argent est devenu un levier d’influence aux Etats-Unis. »© DR

Non. Il n’a jamais dit qu’il allait changer le système. En fait, le système s’est déréglé sous l’effet de deux événements. Ironie de l’histoire, c’est Barack Obama qui a ouvert la boîte de Pandore lors de la campagne présidentielle de 2008. En utilisant Internet, il a été le premier candidat à financer à la fois la primaire et l’élection générale uniquement avec des dons privés alors qu’à l’origine, il avait dit se soumettre au système de financement public. Or, lorsque vous financez votre campagne par les seuls dons privés, vous n’êtes pas soumis à un plafond de dépenses. Donc, il a bénéficié de deux à trois fois plus d’argent que John McCain et il a gagné. Depuis lors, tous les candidats ont compris que s’ils finançaient leur campagne de manière privée, ils pourraient lever davantage d’argent, en dépenser beaucoup plus et avoir potentiellement plus de chances de l’emporter. Autre élément fondateur de la dérégulation, en 2010, la Cour suprême des Etats-Unis a estimé que financer la campagne d’une personnalité politique contribuait à l’expression d’une opinion politique. En vertu du premier amendement de la Constitution qui sacralise la liberté d’expression, les juges ont donc estimé que toute personne morale et physique avait le droit de participer sans limite à la diffusion des idées d’un candidat.

Vous expliquez que l’influence de l’argent ne se limite pas à la campagne présidentielle mais affecte tous les niveaux d’élection. « La capacité d’un élu à remplir le compte en banque du parti est devenue le critère de sélection numéro un », écrivez-vous. Est-ce en profondeur que le système est gangrené ?

Cette influence est effectivement beaucoup plus présente encore au Congrès, sous le même principe que pour être élu, il faut lever de l’argent.

Dans quelle mesure cette préoccupation détourne-t-elle les politiques de leur mission législative ?

Donald Trump a réussi à incarner la souffrance américaine

Je suis arrivé aux Etats-Unis en 1998. Washington était une petite ville de province pas agréable. Aujourd’hui, c’est devenu une ville extrêmement riche, très sympa. Quelle est l’industrie de la ville ? La politique, le lobbying, les contrats publics et les produits dérivés… Auparavant, les élus politiques, une fois battus, retournaient dans leur Etat. Aujourd’hui, ils restent à Washington et deviennent lobbyistes. C’est un vrai problème. Il n’y a pas de pare-feu institué entre le service public et la carrière de lobbyiste. Résultat : quand votre ancien collègue vous passe un coup de fil pour vous proposer de rencontrer un client, vous vous sentez obligé de le recevoir…

Vous écrivez que l’obsession des Clinton pour l’argent est à la limite de l’éthique politique. Comment cela se traduit-il ?

Deux mois après son départ de la Maison-Blanche en 2001, Bill Clinton avait récolté, par le biais de conférences, plus d’un million de dollars. En soi, cela ne pose aucun souci. Mais la même année, sa femme est élue au Sénat. Tout le monde sait alors à Washington qu’elle a des ambitions présidentielles, à court ou à moyen terme. Comment ne pas imaginer que verser de l’argent à Bill Clinton était un moyen d’investir sur l’avenir ? Quand Hillary Clinton obtient des millions de dollars de Wall Street, payés par UBS, Deutsche Bank, Citigroup, Goldman Sachs…, pensez-vous une seconde que, quand elle sera à la Maison-Blanche, le PDG de Goldman Sachs n’aura pas un accès direct au Bureau ovale ? De leur propre aveu, les Clinton étaient ruinés en 2001. Ils sont désormais multimillionnaires. Cela m’interpelle. Il y a une obsession de l’argent chez les Clinton qui, aujourd’hui, leur coûte politiquement extrêmement cher.

N’est-ce pas surtout la responsabilité des grandes sociétés qui est à mettre en cause ?

Wa$hington, par Guillaume Debré, Fayard, 248 p.
Wa$hington, par Guillaume Debré, Fayard, 248 p. © DR

Il n’était pas interdit aux Clinton de décliner cet argent. Les grands groupes ont uniquement parié sur les Clinton parce que les paris étaient ouverts. Tous les hommes politiques n’agissent pas comme cela. Barack Obama a, à mon avis, une boussole morale mieux définie. Ce n’est pas pour cela qu’Hillary Clinton sera une mauvaise présidente. Mais il sera beaucoup plus compliqué pour elle de gouverner.

Le tropisme antiestablishment de Donald Trump peut-il suffire à le faire élire ?

L’enjeu déterminant sera la capacité de Donald Trump d’élargir son bloc électoral, de convaincre des électeurs blancs qui ne vont plus voter depuis longtemps que cette fois, les choses sont différentes et qu’ils disposent d’un porte-parole. Pour Hillary Clinton, le défi est d’arriver à capitaliser sur le rejet et la dangerosité de Donald Trump pour motiver une base électorale qui, en fait, n’est pas spécialement enthousiasmée par sa candidature.

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