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Une heure dans un avion à côté d’un barjot

Barack Obama, Donald Trump, la Corée du Nord, les arts martiaux, le LSD et le Poulet ostendais… Quand on s’installe dans un avion, on ne choisit pas son voisin.

« Salut, man ».

Je l’ai tout de suite senti. Non, je ne parle pas de l’odeur de vieux malt qui exhalait de sa bouche. Ça je ne l’ai senti que plus tard, quand il partait d’un rire gras, doublé d’une inquiétante quinte de toux. Je parle de cette sensation étrange, quand on sait confusément que quelque chose ne tourne pas rond.

Paris-Amsterdam. Un vol de transit, a priori sans encombre. Un hors-d’oeuvre avant le plat de résistance qui doit m’amener dans la foulée sur la côte ouest des États-Unis.

Vétéran du Vietnam

« Salut, man. Tu habites Bruxelles? »

« Oui »

S’ensuit l’habituelle entrée en matière climatique. Rien d’original, si ce n’est que Dereck – c’est le prénom de mon voisin, comme j’ai pu le lire par après sur sa carte de vétéran de l’armée américaine-, Dereck, donc, estime qu’il fait magnifique en Belgique. « Si chaud qu’on se croirait à Hawaï! » C’est là que Dereck vit avec sa femme, ses deux fils, ses deux filles et un nombre indéterminé de petits-enfants.

Et les pluies diluviennes qui se sont abattues sur la Belgique ces derniers jours ? Oui, Dereck a remarqué : « C’est chaque fois la même chose : quand les Anglais envoient une navette dans l’espace – une navette hein pas une roquette, souligne-t-il en scrutant ma réaction, histoire de vérifier que je suis attentif -, l’atmosphère se perce et bam! il pleut des cordes. »

Intéressante théorie.

« C’est pareil avec les Américains, et les Russes aussi avec leur Spoutnik », précise le climatologue en herbe.

Bye bye, adios, sayonara

« Tu habites en France, mec? »

« Non, j’habite Bruxelles. »

À ce stade du récit, il est utile de préciser que j’ai trouvé Dereck plutôt sympa. Un peu envahissant, mais aussi très divertissant. Un peu barjot, clairement, adepte de théories fumeuses aussi. Mais parfois plein de bon sens. J’ai passé un bon moment finalement.

C’est l’heure de la séquence politique. « Barack Obama, c’est une vraie déception ce mec. Il n’a pas fait mieux que Bush. Je lui dis bye bye, adios, sayonara, et surtout ne reviens jamais!  » Cette phrase d’adieu, Dereck la répétera plusieurs fois au cours de notre conversation – qui s’apparentait surtout à un monologue, même si je l’ai relancé judicieusement à plusieurs reprises sur les sujets les plus intrigants. Outre Barack Obama, qu’il souhaite voir dégager, Dereck a adressé ses adieux multilingues a l’ex-petit ami de sa fille qui semble-t-il était adepte de la gifle conjugale. Il l’a aussi lancé à son fils quand ce dernier lui a annoncé qu’il se mariait avec un homme. « Je lui ai dit : je ne t’ai pas élevé comme ca ! Mais je crois que ce jour-là il se foutait de ma gueule », glisse-t-il pensivement.

Donald Trump et la Corée du Nord

Retour à la politique. Et retour dans l’Amérique des années 1980. « Reagan au moins je le respectais. Quand il y avait des grèves, il disait soit tu retournes au travail, soit je te vire. Ca c’était un homme. Maintenant on risque d’avoir Donald Trump. S’il est élu, je me tire en Corée du Nord. Sauf si le mec se fait descendre avant, ce qui est possible. La seule question est de savoir par qui : les Mexicains, les Arabes, les Coréens, les femmes blanches ou les Indiens-Americains ? »

Dereck a servi dans l’armée américaine. Il a été enrôlé au moment de la guerre du Vietnam. Il a passé neuf mois sur place, raconte-t-il, avant d’être blessé à l’épaule. Il était dans l’aviation, il aurait voulu être pilote d’hélicoptères, mais il s’est retrouvé mécano à cause d’une mauvaise vue. « En fait j’aurais dû faire musicien dans l’armée », soupire-t-il. Dereck aime chanter, un peu trop fort au goût de mon voisin de devant qui se retourne quand il entonne American Woman de Lenny Kravitz.

Arts martiaux et LSD

« Mes filles, je leur ai appris les arts martiaux, le karaté et la capoeira. Il faut qu’elles sachent se défendre. Harlem, c’est violent mec. Et toi, tes filles, elles font des arts martiaux? »

« Euh non, de la danse et du tennis. »

« Tu dois leur apprendre les arts martiaux. Le monde est dangereux, mec. A Bruxelles aussi, des gens sont prêts à te flinguer pour de l’argent. »

Je me rends compte que Dereck a une vision assez pessimiste de l’humanité. Violente, raciste. Et droguée.

« De tout temps, les hommes ont voulu créer des êtres humains augmentés pour les transformer en machine de guerre. L’armée américaine avait un programme de défonce des soldats au LSD. Tous nos soldats étaient camés au Vietnam. C’est pour ça qu’on s’est pris une raclée. »

Dereck aussi a expérimenté la came. Le cannabis, une fois à New York, en 1978. Il est resté six heures adossé à un mur, les yeux exorbités, mime-t-il. Ça le fait beaucoup rire. Il a du mal à s’en remettre. Je commence à croiser pas mal de regards compatissants.

Poulet ostendais

La drogue est une vraie obsession. « Maintenant tout le monde prend du Viagra. C’est quoi ce merdier? Qui a besoin d’avoir une érection pendant quatre heures? » crie-t-il avant de baisser la voix et de regarder autour de lui d’un air suspicieux. « A 70 ans je n’ai plus besoin de pussy. Allez ok, il faut bien que je baise de temps en temps, mais je me suis calmé. »

Il adore sa femme, avec laquelle il est marié depuis 30 ans. « Shit », ricane-t-il. En Belgique, il a séjourné à Liège et à Ostende. Il a préféré Ostende. « Il y a un super resto près du casino ou ils font du poulet », me raconte-t-il sur le ton de la confidence. « Et les femmes sont magnifiques. Shit. »

Impossible de savoir ce que cet Hawaïen originaire de Harlem, marié à une Britannique de Birmingham, qui affirme avoir visité tous les pays du monde sauf la Nouvelle-Zélande et l’Australie, est venu faire en Belgique, avant de rentrer chez lui via Amsterdam.

« Tu habites à Amsterdam? »

« Non, j’habite Bruxelles. »

« J’ai jamais passé plus de six heures à Amsterdam. »

Pression

Dereck n’est pas un voisin discret. Mais il n’aime pas non plus les enfants qui pleurent dans l’avion, comme le môme assis sur les genoux de sa mère quelques rangées derrière nous. « Les gosses ne supportent pas la pression dans la cabine de l’avion, m’explique-t-il. Avant deux ans, c’est même dangereux pour eux, ils ne devraient pas être autorisés à embarquer. Il faudrait poursuivre les parents qui emmènent leur enfant en avion. »

Dereck a des idées très précises sur l’éducation. Outre les arts martiaux, il faut apprendre aux enfants à regarder des choses « qui ont du sens » à la télévision. Les Kardashian et « tous ces soap de merde », très peu pour lui. « Si je vois que mes enfants ou ma femme regardent ça, je prends la TV et je la balance par la fenêtre ». Il l’a peut-être réellement fait d’ailleurs, puisqu’il m’explique un peu plus tard qu’il n’a pas (plus?) de télé chez lui. Il regarde des programmes sur internet. Et des sites d’info. La dernière histoire qui l’a marqué est celle de ce gorille que le zoo a abattu après qu’un enfant soit tombé dans son enclos. « C’est les parents qui sont responsables, pas le singe », soupire mon voisin.

Produit national brut

Ce qui nous mène fort logiquement a une petite leçon d’économie matinée d’un zeste de géopolitique. « Les États-Unis se sont fourvoyés dans un système capitaliste merdique. Les Américains veulent imposer leur loi dans le monde entier. Mais ils développent eux-mêmes des armes de destruction massive… C’est quoi le produit national brut des États-Unis?, lance-t-il brusquement. Devant mon air interloqué, Dereck prend son ton d’expert en économie : « Je vais te le dire. La prostitution, la drogue et le putain d’argent. »

Bruxelles-Amsterdam, c’est sympa. Mais c’est court. Il est déjà l’heure de se quitter.

« Merci de m’avoir supporté, mec. Je ne me drogue pas, mais là j’aurais bien besoin d’un verre. On va s’en jeter une petite ? »

« Désolé mec, j’aurai pas le temps, j’ai un autre vol dans 45 minutes. »

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