Angela Merkel et Donald Trump © Getty Images

Un an de Donald Trump: « L’Union européenne demeure le meilleur espoir pour l’humanité »

Peter Casteels
Peter Casteels Journaliste freelance pour Knack

Qu’avez-vous fait depuis que vous avez été stupéfait, l’année dernière, par l’élection de Donald Trump? La philosophe americano-allemande, Susan Neiman, a écrit un pamphlet féroce. Elle y cherche des réponses et la gauche en prend pour son grade : « Pourquoi les politiciens de gauche ne peuvent-ils embrasser leur pays ? »

Après le Brexit et le triomphe de Donald Trump en 2016, Emmanuel Macron en France et Mark Rutte aux Pays-Bas semblent prouver qu’il existe tout de même un avenir pour les politiques modérés. Mais entre-temps, l’AfD a pu envoyer une délégation inédite au parlement allemand, et en Autriche et en Tchéquie les candidats qui l’ont emporté rappellent le succès de Trump.

À ces moments-là, il est bon d’avoir Susan Neiman près de soi. La philosophe américano-allemande, dont le livre « Moral Clarity » a assis sa réputation, a écrit un pamphlet sur les affres que traverse le monde occidental depuis 2016. En moins de cent pages, Neiman propose une analyse approfondie à ses lecteurs.

Êtes-vous toujours aussi furieuse qu’au moment où vous avez écrit votre pamphlet ?

Susan Neiman: Je suis encore plus en colère! Entre-temps, il s’est avéré que le moron – l’imbécile – à la Maison-Blanche, comme l’appelle parfois son ministre des Affaires étrangères Rex Tillerson, est encore bien pire que prévu. Il n’a nommé que des millionnaires, et il s’occupe uniquement d’enrichir sa personne et les gens autour de lui. Le petit nombre de personnes qui pensaient que Donald Trump défendrait l’homme ordinaire doivent admettre qu’ils se sont trompés.

En Allemagne, où j’habite depuis longtemps, la situation n’est pas si grave. Oui, l’AfD d’extrême droite a beaucoup progressé, en septembre. Mais avec un nouveau gouvernement, le pays réussira à le maîtriser.

Dans votre livre, vous évoquez les fake news. Faut-il se pencher sur ce sujet pour comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui ?

Je ne souhaite pas forcément revenir sur les exemples de fake news dont tout le monde parle depuis un an. À mes yeux, c’est le sommet de l’iceberg. Ce qui me dérange surtout, ce sont les faits déformés repris par les médias mainstream. Par exemple, je suis exaspérée par la façon dont on parle de l’Allemagne de l’Est aujourd’hui : comme si c’était une dictature, aussi grave que la Russie stalinienne. Cela ne correspond absolument pas à la vérité historique.

Ou prenez les bons souvenirs que chacun semble avoir gardé de Ronald Reagan (NLDR: le président des États-Unis de 1981 à 1989). Il ressemblait peut-être à un sympathique grand-père, mais c’est lui qui a posé le fondement de ce qu’on vit aujourd’hui avec Trump. Il y a seulement trente ans de cela. L’aurait-on oublié ?

Aujourd’hui, même George W. Bush est reçu comme un homme d’État pourvu d’autorité quand il critique Donald Trump.

Imaginez-vous un peu! Et la présidence de Bush remonte à seulement dix ans.

Mon pamphlet contient aussi un message pour la gauche. Je me considère comme de gauche, et je trouve que nous devons d’abord mettre de l’ordre dans nos affaires. Cela nous permettra de contraindre la droite à faire de même. Quels mensonges la gauche a-t-elle déjà tenus pour vrais, uniquement parce qu’ils provenaient de sources respectables ? Andrew Breitbart du site d’informations américain du même nom citait directement les théoriciens postmodernes pour expliquer pourquoi tant de choses sont inventées sur ce site, alors qu’en essence le postmodernisme est tout de même progressif. Cela doit tout de même nous faire réfléchir ?

À quelles conclusions avez-vous abouti?

Le post-modernisme a permis d’ajouter le colonialisme ou d’autres récits sur les peuples opprimés au canon de l’histoire européenne. Grâce à cela, nous pouvons aborder des sujets importants tels que la race et le genre. Mais l’étape suivante a été: « Il n’y a pas du tout une histoire pour le monde. Chacun a sa propre vérité. Tout ce qui est nous présenté comme vérité, nous est imposé par les détenteurs de pouvoir. » C’est évidemment absurde.

Vous venez seulement de comprendre cela ?

Non, j’ai toujours trouvé cela étrange. Je travaille parfois avec des postmodernistes et j’apprécie ce qu’ils font. Mais je ne comprends pas qu’un homme sérieux puisse comprendre que nous ne pouvons plus parler de valeurs partagées ou de moralité collective. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mon livre « Moral Clarity ».

Le postmodernisme n’est qu’un élément qui m’inquiète. Il y a deux autres idéologies qui sont dominantes aujourd’hui. Le néolibéralisme, qui prétend que les gens sont motivés uniquement par les valeurs du libre-marché. Et la psychologie évolutionnaire qui nous dit que nous sommes uniquement en train de reproduire nos gènes. Cette image nihiliste de l’homme domine notre politique. Tous ceux qui la défendent prouvent généralement eux-mêmes qu’elle est inexacte : dans la vie personnelle de ces gens, d’autres choses s’avèrent beaucoup plus importantes. Je ne connais qu’une personne qui vit selon ces principes cyniques, et c’est encore le moron de la Maison-Blanche.

Comment expliquez-vous Trump et le Brexit alors? L’establishment n’a-t-il pas simplement déçu le peuple ? Vous citez plusieurs exemples dans votre livre.

En toute honnêteté, aux États-Unis, le racisme a joué un rôle important. L’Europe aimait Barack Obama, je l’aimais – et je l’aime toujours. Mais de grandes parties des États-Unis le haïssaient. Le Brexit est également un exemple de xénophobie : les Britanniques étaient même prêts à se tirer dans une balle dans le pied.

Les gens qui ont voté pour l’AfD en Allemagne de l’Est – en pourcentage, ils étaient plus nombreux qu’en Allemagne de l’Ouest – ont des raisons d’être déçus. Ils sont traités comme des misérables par l’Occident. Tout le monde parle toujours de la réunification de l’Allemagne, alors que cela ressemblait davantage à une colonisation – il y a même des Allemands respectables qui parlent d’Anschluss. Avec ce genre de ressentiments, il est facile de tomber dans le nationalisme. L’Autriche est également un bon exemple : ce pays n’a jamais voulu regarder son histoire nazie de face. Depuis septante ans, elle se ment et elle continue à succomber aux nationalistes. J’ai vécu tout un temps à Vienne, et les dernières élections ne m’ont absolument pas étonnée.

Vous vivez à Berlin depuis longtemps, mais depuis peu vous êtes un véritable citoyen allemand – et donc un Européen. Comment une Américaine voit-elle l’Union européenne ?

Comme le meilleur espoir pour l’humanité. L’Europe est la seule chose qui se trouve entre les déceptions de la politique américaine et les régimes douteux comme la Russie, la Chine et la Turquie. Je comprends les sceptiques, mais je vois en premier lieu les accomplissements immenses. L’Europe est un état de droit qui fonctionne et un État-providence. Même les politiques chrétiens-démocrates ou conservateurs essaient de ne pas radicalement démolir l’Union quand ils sont au pouvoir. Ici, l’enseignement, les soins de santé et un certain niveau de vie sont des droits de l’homme. Savez-vous à quel point c’est unique dans le monde ?

Les progressistes voient également de plus en plus les défaillances de l’UE: à leurs yeux, la zone euro est un échec, et l’Union a beaucoup trop de membres pour mener une politique énergique.

Il y a évidemment eu des erreurs. Oui, l’UE est un projet néolibéral, mais c’est surtout à cause des politiques néolibéraux élus aux élections nationales. Votez pour d’autres politiques, et on aura une autre Europe. Eh oui, la crise grecque était une tragédie, mais c’est à cause de la chancelière Angela Merkel et son ministre des Finances Wolfgang Schäuble. Non à la construction européenne en elle-même.

Voyez-vous un tel leader dans le président français Emmanuel Macron ?

Il faudra voir. J’étais contente d’entendre la Neuvième Symphonie de Beethoven le soir de son élection, mais il est encore tôt pour dire ce qu’il peut et va réaliser.

Vous connaissez l’époque des Lumières mieux que personne. Avez-vous également constaté que les politiques de droite ont récupéré les valeurs des Lumières dans leur lutte contre l’islam ?

Absolument. Il est terrible de voir comment ils se sont soudain transformés en défenseurs de femmes – et de droits pour les LGTB. Et très suspect, aussi : à l’époque, ils ont toujours freiné. Mais c’est en cours depuis longtemps. J’étais exaspérée quand quelqu’un comme George W. Bush osait parler de moralité. Aujourd’hui, Donald Trump fait la même chose, alors qu’il n’est même pas capable de reconnaître un principe moral. Savez-vous que l’AfD a monté une fondation Emmanuel Kant ? Je trouve ça inimaginable. Au fond, je devrais entamer une action de protestation.

La droite n’a-t-elle pas raison dans ses critiques contre l’islam? En Europe, nous n’avons plus l’habitude du conservatisme des musulmans.

J’ai un ami sénégalais qui travaille à une histoire des Lumières en Afrique subsaharienne. Ce sont surtout des sources islamiques qui illustrent cette histoire. Le problème en Europe, c’est que nous ne rendons pas les Lumières très attirantes. Nous la réduisons au consumérisme et à une croissance économique illimitée. Tout est bien, tant qu’on vend. Dans le passé, j’ai fait quelques recherches sur les jihadistes. Eux non plus n’étaient pas les pauvres types retardés qu’on en fait parfois. Non, ils se sont détournés de notre mode de vie et de ce consumérisme poussé.

Mais ils ne s’érigent pas vraiment en défenseurs des vraies valeurs des Lumières.

Non. Mais le racisme et la méfiance envers les musulmans fait que le problème empire. J’ai récemment été interviewée pour un journal arabe. J’étais inquiète de ce que le journaliste ferait de mes mots, et je l’ai contrôlé, ce que je ne fais jamais. C’est donc en nous tous. Il est évident que le sexisme et l’homophobie sont profondément enracinés dans l’islam, tout comme dans la chrétienté et l’hindouisme. L’Inde est de loin le pays le plus sexiste où j’ai été. L’islam doit donc certainement pratiquer l’autocritique. Mais c’est à nous d’offrir une alternative à laquelle ils peuvent croire.

« Widerstand der Vernunft. Ein Manifest in postfaktischen Zeiten »: Susan Neiman

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