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Ukraine: Timochenko-Ianoukovitch, le match de trop

Alors que l’Euro 2012 de football s’ouvre à Kiev, un autre affrontement oppose, sur le terrain politique, le président Viktor Ianoukovitch à l’ex-Premier ministre Ioulia Timochenko, aujourd’hui en prison. Ses effets sont dévastateurs pour un pays qui prétend adhérer à l’UE.

Sur l’avenue principale de Kiev, à deux pas des tentes publicitaires estampillées Euro 2012, un club de supporters a dressé les siennes. Rien à voir avec la compétition de football organisée en Ukraine et en Pologne (8 juin-1er juillet): il s’agit du fan-club de la principale opposante, Ioulia Timochenko. Celle-ci purge une peine de sept ans de prison pour abus de pouvoir dans une affaire de contrat gazier défavorable à l’Ukraine: le pouvoir l’accuse d’avoir violé la loi dans le cadre des négociations avec la Russie, en 2009, lorsqu’elle était Première ministre. Sur 50 mètres de trottoirs, ses portraits côtoient ceux de l’actuel président, Viktor Ianoukovitch, caricaturé en Hitler, en Staline ou en Loukachenko, le dictateur biélorusse. Les deux adversaires se connaissent bien. En décembre 2004, à l’occasion de la « révolution orange », Timochenko avait co-organisé une série de manifestations contre la victoire de Ianoukovitch à l’issue d’élections « truquées », selon l’opposition.
A l’heure du championnat d’Europe des nations, le combat que se livrent à nouveau Ianoukovitch et Timochenko, c’est un peu « le match dans le match », comme on dit au foot. Le premier préside l’Ukraine (45 millions d’âmes) depuis 2010. La seconde est emprisonnée depuis le 5 août 2011. Fatiguée, amaigrie, l’ex-Première ministre (en 2005, puis de 2007 à 2010), visée en outre par trois procédures supplémentaires, se plaint de sévices et serait victime d’un harcèlement judiciaire.
Sur le papier, pour filer la métaphore footballistique, le président Viktor Ianoukovitch mène la partie. Mais « Ioulia » remonte au score et contrôle le match, même, grâce à l’émotion suscitée à l’étranger par son sort.

Dans son bureau de Kiev, son avocat Sergueï Vlasenko détaille les exemples de mauvais traitements contre « Ioulia »: « Elle est surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des caméras, ce qui porte atteinte à sa dignité. Elle est privée de communications téléphoniques, contrairement aux droits des détenus. Elle a été placée en détention loin de chez elle, à Kharkov, comme dans les régimes totalitaires. Et elle a été brutalisée. » Autant d’accusations dévastatrices pour l’image de l’Ukraine, pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne, pour celle de son président et, accessoirement, pour celle de l’Euro 2012 de football.

En cas de qualification de son pays pour la finale, hypothèse très plausible, Angela Merkel pourrait e snober l’événement, contre tout usage. Et cela, afin de ne pas être photographiée à côté de Viktor Ianoukovitch.

Pour lui, les cartons jaunes s’accumulent. La plupart des dirigeants de l’Europe centrale et orientale, qui devaient se réunir à Yalta, les 11 et 12 juin, ont refusé de s’y rendre. Et les pays membres de l’Union européenne refusent de ratifier l’accord d’association avec l’Ukraine tant que la situation de la « prisonnière de Kharkov » n’aura pas évolué.

« Refaire le match » est indispensable pour comprendre comment l’Ukraine en est arrivée là… Dans les années 1990, Ioulia Timochenko fait fortune à la tête d’une compagnie de distribution de gaz, Systèmes énergétiques unis d’Ukraine (SEUU). « A l’époque, elle achetait du gaz bon marché en Russie pour le revendre en Ukraine, hors de prix, puis elle envoyait l’argent dans des paradis offshore, accuse le procureur général adjoint Renat Kuzmin. Et des hommes d’affaires de Donetsk, qui refusaient de marcher dans ses combines, ont été liquidés par des tueurs à gages, originaires, comme elle, de Dniepropetrovsk. » Une version contestée par la défense, bien sûr.

Depuis 2010, on assisterait au match retour: tous les postes clefs du pouvoir sont désormais accaparés par le « clan » de Donetsk, ville natale du président Ianoukovitch, du procureur Kuzmin, de l’oligarque Rinat Akhmetov et de nombreux ministres. Or Donestsk, cité industrielle de l’Est du pays, est réputée dans le pays pour son charbon et pour la carrure impressionnante de ses habitants, dont quelques-uns ne seraient pas étrangers aux réseaux criminels. Le président ukrainien n’a-t-il pas, au sortir de l’adolescence, purgé, en deux fois, trois ans de prison pour vol et violence?

« Timochenko, c’est Trotski en jupe »

« Je n’irai pas jusqu’à dire que Ioulia Timochenko est une sainte, car la sainteté est absente des cercles ukrainiens du pouvoir, explique un diplomate européen. Mais l’on assiste clairement à une justice sélective. » Outre Ioulia Timochenko, pas moins de quatre ministres du gouvernement sortant ont été emprisonnés depuis l’alternance; à l’inverse, l’enrichissement éclair du fils aîné du président, Alexandre Ianoukovitch, devenu soudain l’un des dix oligarques les plus puissants du pays, ne suscite aucun froncement de sourcils du côté du parquet général, par ailleurs si pointilleux…

« Initialement, le pouvoir voulait simplement empêcher Mme Timochenko de participer aux élections législatives d’octobre 2012, raconte Vladimir Fesenko, un politologue très informé. Pour cela, une condamnation avec sursis suffisait. Mais, comme Ioulia Timochenko a transformé le tribunal en tribune médiatique, ils ont décidé de la faire condamner pour de bon. » Un mauvais choix tactique du « club » de Donetsk. Naguère en berne, la popularité de l’opposante remonte, tandis que celle du chef de l’Etat diminue.
Même derrière les barreaux, Ioulia Timochenko dribble ses adversaires. Transportée de force à l’hôpital en avril dernier, elle se débat comme une lionne et en est quitte avec des hématomes et des ecchymoses. Une aubaine, sur le terrain de la com’, qu’elle maîtrise à merveille: photos à l’appui, elle révèle à l’opinion mondiale le caractère moyenâgeux de l’univers carcéral ukrainien, manifestement sans pitié avec les femmes. « Timochenko, c’est Trotski en jupe », relève Fesenko, le politologue. De peur d’être empoisonnée, « Ioulia » a réclamé et obtenu l’assistance de médecins allemands. En Europe, cette agitatrice hors pair active tous ses réseaux. Ils sont nombreux, à commencer par ceux du Parti populaire européen (PPE, majoritaire au Parlement européen), auxquelles elle est affiliée. « Elle connaît personnellement de nombreux leaders, dont Angela Merkel », rappelle un diplomate.

Dans l’espoir d’améliorer son image, le gouvernement s’est offert les services d’une agence de relations publiques internationale, active à Paris, Berlin, Londres, Bruxelles, Washington… « Depuis trois mois, le procureur général adjoint s’est rendu plusieurs fois à Bruxelles et à Londres pour expliquer que ma mère était une criminelle », soupire Evguenia Timochenko, 32 ans, qui partage les traits de sa mère et son goût pour les vêtements de marque. « Heureusement, cela ne marche pas, ajoute-t-elle. La crédibilité du gouvernement est proche de zéro. »

Les regards du public se tournent vers la Cour de cassation. Le 26 juin, elle doit rendre un arrêt qui confirmera ou invalidera la condamnation de l’ex-Première ministre. Cinq jours avant la finale de l’Euro 2012, à Kiev, le pouvoir aurait l’occasion de se débarrasser du « casse-tête Timochenko » en libérant l’opposante. Mais l’hypothèse inverse semble plus probable.

Sur l’avenue principale de la capitale, un membre du « fan-club » de « Ioulia » constate lucidement: « Si cet affrontement s’éternise, il n’y aura pas de gagnant. » Le perdant du match, lui, est déjà connu. C’est l’Ukraine.

De notre envoyé spécial Axel Gyldén, avec Alla Chevelkina

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