© Reuters

Turquie: pourquoi un tel scandale ?

Le Vif

A trois mois des élections locales, le gouvernement du Premier ministre turc Erdogan est touché par un scandale de corruption sans précédent. Dix ministres y ont déjà perdu leur place alors que 70 officiers de police ont été limogés en réponse.

Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a procédé mercredi soir à un vaste remaniement ministériel d’urgence après la démission de trois de ses ministres, mis en cause dans un retentissant scandale de corruption qui éclabousse le sommet de l’Etat depuis huit jours.

Ministres remerciés, officiers de police limogés, proches du pouvoir écroués. La Turquie traverse sa plus grave crise politique depuis dix ans et l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Six mois après la fronde populaire qui a secoué le pays, c’est aujourd’hui un scandale financier sans précédent qui menace le gouvernement turc. Une opération anticorruption, dévastatrice pour l’élite islamo-conservatrice du pays, est engagée depuis huit jours par la justice turque. Des manifestations exigeant la démission du Premier ministre ont même éclaté dans plusieurs grandes villes, Istanbul, Ankara et Izmir, faisant ressurgir le spectre de la fronde antigouvernementale qui a défié son autorité en juin dernier et celle du Parti de la justice et du développement (AKP), dont il fait partie.

Pourquoi ce scandale?

Ce n’est pas une, ni deux, mais bien trois affaires qui se trouvent au coeur de ce scandale politique et de la vaste enquête anti-corruption qui frappe le gouvernement. La première vise l’attribution de permis de construire illégaux par le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisation, permettant à des bureaucrates de haut rang et des proches de ministres et d’industriels de réaliser des profits. La deuxième affaire s’intéresse à des malversations liées, encore une fois, à ces projets immobiliers.

Le dernier volet, international, vise le blanchiment d’argent et le transfert illicite d’or entre la Turquie et l’Iran sous embargo. La banque publique Halkbank se trouve au centre du système. Elle aurait servi d’intermédiaire en matière d’échanges énergétiques entre les deux pays, la Turquie se fournissant en pétrole et en gaz en Iran. Or depuis les restrictions imposées par les Etats-Unis et l’Union européenne en 2010 et 2012, à cause du programme nucléaire iranien, l’argent ne peut être transféré vers l’Iran. Il sert donc à acheter de l’or, exporté ensuite vers Téhéran. Ces échanges seraient estimés à plusieurs dizaines de milliards de dollars chaque année. Le gouvernement turc aurait ainsi permis à la Halkbank de se charger des paiements concernant ses importations depuis l’Iran. Pour les experts de médias proches du gouvernement, la Halkbank agissait en toute indépendance et mettait en place sa propre politique, comme le rapporte le site d’information Zaman.

Qui est visé?

L’AKP éclaboussé. Fils de ministres, politiciens, fonctionnaires proches du parti sont écroués depuis le 17 décembre dernier. Le directeur général de la banque publique Halkbank, a été l’un des premiers. La police a retrouvé chez lui samedi, 4,5 millions de dollars en petites coupures. De nombreux hauts fonctionnaires auraient également été corrompus pour maquiller le trafic entre l’Iran et la Turquie.

La police a aussi écroué de nombreux proches du gouvernement. Parmi eux, les fils des trois ministres de l’Economie (Zafer Caglayan), de l’Intérieur (Muammer Güler) et de l’Environnement (Erdogan Bayraktar), des hommes d’affaires et le maire d’un district d’Istanbul, membre du Parti de la justice et du développement. Une vingtaine d’autres personnes ont été inculpées et écrouées dans le cadre de cette affaire qui touche l’AKP, actuellement au pouvoir.
Recep Tayyip Erdogan en a également profité pour évincer des membres du gouvernement directement exposés par l’affaire en cours. Il a remercié son fidèle ministre des Affaires européennes Egemen Bagis, dont le nom a été cité par la presse dans le contexte de l’enquête ouverte par la justice. Au total, se sont dix ministres qui ont été remplacés, dont ceux de la Famille, de la Justice et des Transports, tous les trois candidats aux prochaines élections municipales de mars prochain.

Quelles sont les réponses d’Erdogan?

Le ménage est de grande ampleur. Sérieusement fragilisé par cette crise, le pouvoir islamo-conservateur a entamé une grande chasse aux sorcières au sein de la police en sanctionnant plus de 70 hauts gradés dont le directeur de la Sûreté de la police d’Istanbul. Le Premier ministre reproche aux d’officiers démis de leurs fonctions un « abus de pouvoir » et leur incompétence. En résumé, de ne pas avoir mis dans la confidence le gouvernement de l’enquête qui le vise. Une nouvelle circulaire publiée dimanche 22 décembre, oblige désormais les fonctionnaires de police à informer leurs supérieurs hiérarchiques avant de procéder à des perquisitions et des arrestations ordonnées par la justice. Un moyen pour le gouvernement de garder la main sur la police.
Deuxième solution pour Erdogan, la théorie du complot et de la « conspiration à grande échelle » contre son gouvernement, déjà employée lors de la fronde antigouvernementale qui avait secoué la Turquie en juin. Il a ainsi accusé un « Etat dans l’Etat » d’être à l’origine de cette « sale opération » destinée à le salir. « C’est une affaire présentée sous la forme d’une opération judiciaire qui vise en fait à porter atteinte à l’avenir de la Turquie », a-t-il critiqué mercredi devant des cadres de son parti.

Si aucun nom n’a été cité, les spécialistes ont reconnu dans cette mise en cause la puissante confrérie de l’imam Fetullah Gülen, chef spirituel du mouvement Hizmet qui vit aux Etats-Unis depuis 1999. Celle-ci est réputée contrôler la police et la magistrature. « Nous ne tolérerons jamais des institutions parallèles à l’Etat », a lancé le Premier ministre en garantissant d’en finir avec les « bandes qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts, sous le couvert de la religion ». Samedi, Fethullah Gülen, avait pris la défense des policiers et attaqué avec virulence le gouvernement, lui « promettant la punition divine » pour ces mesures contre la police. Cette rafle dans des milieux proches du gouvernement aurait ainsi pour toile de fond la lutte de pouvoir entre l’AKP d’Erdogan et cette confrérie musulmane, autrefois alliés. Cette dernière est aujourd’hui en guerre contre le parti gouvernemental depuis la décision en novembre de fermer les nombreux établissements de soutien scolaire, importante source de revenus de la confrérie.

Quels enjeux ?

Le scandale intervient à peine trois mois avant les prochaines élections locales, le 30 mars 2014. Elles s’annoncent cruciales, notamment pour le contrôle de la plus grande ville du pays, et capitale économique, Istanbul. Ce scrutin local, pour lequel l’AKP partait largement favori, doit servir de tremplin à Recep Tayyip Erdogan pour l’élection présidentielle d’août 2014. Il ne fait plus mystère de son intention de briguer le poste de chef de l’Etat, pour la première fois au suffrage universel direct. Le Premier ministre est pourtant affaibli et contesté ces derniers mois en raison de ses décisions controversées et de son autoritarisme. Cette affaire, plonge donc un peu plus dans l’embarras le gouvernement islamo-conservateur qui avait érigé la lutte contre la corruption comme priorité.

Par Johan Garcia

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire