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Turquie: les projets fous de Recep Tayyip Erdogan

Le Vif

Le Premier ministre turc tient tête aux manifestants et exclut de renoncer au projet immobilier du parc Gezi. Ces travaux font partie d’un lifting généralisé d’Istanbul, marqueur de la politique du gigantisme d’Erdogan.

La folie des grandeurs. Invitée d’honneur du dernier Marché international des professionnels de l’Immobilier (Mipim), en mars, la Turquie voit changer à vitesse Grand V le visage d’Istanbul. Si les manifestations de ces derniers jours ont pour point de départ le projet immobilier du parc Gezi et de la place Taksim, d’autres opérations de lifting embarassent les Stambouliotes. Centres commerciaux, quartiers d’affaires, rénovation de bâtiments… Gezi « est le plus emblématique, mais il y a comme ça des dizaines de projets dangereux pour notre ville » expliquait Bukar Atlar, secrétaire de la chambre des planificateurs urbains, au Monde.

Le parc Gezi, où tout à commencé

Initiative du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, la destruction du parc Gezi et la rénovation de la place Taksim sont le point d’ancrage des événements en cours. Le dernier parc public d’Istanbul devrait être remplacé par la réplique d’une caserne ottomane abritant un centre commercial, des cafés et autres espaces culturels. Décriés par des militants écologistes venus camper dans le parc pour sauver quelque 600 arbres, les travaux ont toutefois commencé le 27 mai dernier avec l’arrivée de buldozers, provoquant les premiers affrontements avec la police.

« C’est symbolique, puisque Taksim est l’ensemble le moins ottoman d’Istanbul » rappelle Jean Marcou, chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. « C’est un lieu stratégique, où l’on trouve la population la plus branchée d’Istanbul, peu favorable à l’AKP. La place Taksim est aussi le lieu de mémoire de la gauche où ont eu lieu les manifestations du 1er mai 1977. » A côté du traditionnel lieu de rassemblement stambouliote, un autre point de tension: le centre culturel Atatürk, du nom de l’ancien dirigeant qui prônait une laïcité intransigeante. Là où les élites kémalistes et les intellectuels se retrouvent, Erdogan veut faire construire une mosquée.

Le troisième pont, culte de la personnalité

Les travaux du troisième pont sur le Bosphore, au nord, près de la mer Noire, ont été lancés par le Premier ministre le 29 mai dernier, jour du 560e anniversaire de la conquête d’Istanbul par le sultan Mehmet « le conquérant ». Construit pour désengorger Istanbul d’une circulation toujours plus dense, ce projet semble aussi avoir des ambitions personnelles: le Premier ministre « Adnan Menderes a eu son pont, Turgut Ozal (un autre premier ministre) a eu son pont, Erdogan voulait le sien » commente Jean Marcou. Parmi les critiques de plusieurs observateurs, le tracé qui ne résoudrait en rien les problèmes d’embouteillages intra-urbains.

Ce projet est également vivement critiqué par les riverains et les écologistes, qui déplorent la destruction d’une forêt. « Cette région est le poumon d’Istanbul » rappelait un citoyen à Euronews. Par ailleurs, dans une étude de 2010 parue dans la revue Espace Temps au moment du lancement du projet, deux chercheurs spécialistes de la Turquie pointaient les intérêts financiers du chantier, qui vient « légitimer toute une série de constructions illégales dans ces zones de forêts, et récompenser ceux qui ont contourné la loi pour investir dans des placements immobiliers qui vont in fine se révéler fort lucratifs. »

Projet hautement controversé, le pont devrait aussi porter un nom qui fâche, choisi par Recep Tayyip Erdogan: celui du sultan Sélim 1er, à l’origine du massacre de quelques 40 000 Alévis au XVIe siècle. Cette minorité turque de musulmans libéraux représente aujourd’hui 15 à 20% de la population.

La mosquée Çamlica, symbole du règne de l’AKP

Autre point de tension, la mosquée géante qui verra le jour sur la colline de Çamlica, du côté asiatique de la ville. Les travaux, débutés au printemps, devraient durer deux ans et demi, selon le Premier ministre. Il s’agira de la plus grande mosquée de la ville, avec le plus grand minaret du monde, sur un terrain de 250 000 mètres carrés où seront également installés des cafés, un musée, des aires de jeux, un belvédère sur Istanbul…
Erdogan lui-même aurait décidé de l’architecture de la mosquée.

L’opposition et les turcs laïcs s’inquiètent vivement de l’implantation de ce bâtiment qui sera visible depuis chaque endroit d’Istanbul, selon le souhait du Premier ministre. « Il y a de nombreux endroits où construire une mosquée à Istanbul, mais ils (l’AKP) veulent envoyer un message. Étape par étape, ils veulent établir une république islamique à la place du système actuel » expliquait un législateur du parti d’opposition au quotidien arabe The National.

L’Istanbul Financial Center, la Défense façon turque

C’est un des plus gros projets du gouvernement Erdogan. Présenté au dernier Mipim, l’Istanbul Financial Center à Atasehir, sur la rive asiatique de la ville, doit contribuer à faire de la Turquie une des 10 plus grosses économies mondiales d’ici 2023 -pour le centenaire de la république turque- explique le Nouvel Observateur. Il s’agira d’un centre bancaire où seront regroupées les banques privées et publiques -qui déménageront d’Ankara pour de nouveaux horizons. Les sièges des marchés financiers y trouveront aussi leur place. Des bureaux, des habitations, des commerces, des centres de conférence, des hôtels… devraient composer cet ensemble futuriste et démesuré de plus de trois millions de mètres carrés.

L’aéroport le plus grand du monde

D’ici 2016 ou 2017, Istanbul devrait être dotée d’un troisième aéroport au nord-ouest de la ville, sur un des derniers terrains encore inoccupés. Son but: accueillir 150 millions de passagers par an -plus de deux fois plus que Roissy- et devenir le plus grand aéroport au monde, en concurrence directe avec Atlanta et Dubaï. Un projet pharaonique qui va de pair avec une forte croissance de la compagnie Turkish Airlines qui ne cesse de commander de nouveaux avions, explique La Tribune.

Recep Tayyip Erdogan n’est pas seul derrière tous ces projets. Beaucoup de stambouliotes, dont la Chambre des urbanistes d’Istanbul, dénoncent la mainmise de groupes proches de l’AKP sur ces constructions. Mais pour le Premier ministre épris de gigantisme, ce n’est qu’un point de départ. D’autres « projets fous » devraient voir le jour immédiatement après l’aéroport: construction d’un canal entre la mer Noire et la mer de Marmara qui devrait désengorger le trafic maritime sur le Bosphore, implantation d’un quartier résidentiel de 4800 logements, ouverture du plus grand centre commercial du monde… Sans oublier les infrastructures nécessaires pour les Jeux olympiques de 2020, si Istanbul est retenue.

Par Marie Le Douaran

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