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Turquie : les causes de la contestation

Le Vif

Les grands projets urbains du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan sont à l’origine de la contestation qui secoue Istanbul depuis quatre jours. Celle-ci s’est depuis transformée en remise en cause globale de la politique du gouvernement turc et se propage dans toute la Turquie.

Des milliers de personnes ont à nouveau envahi lundi soir l’emblématique place Taksim d’Istanbul, tandis que la police est intervenue pour disperser une manifestation aux abords des bureaux stambouliotes du chef du gouvernement.Dans le quartier de Besiktas, des dizaines de policiers antiémeute ont fait usage de gaz lacrymogène pour disperser des centaines de manifestants qui s’approchaient des bureaux du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

Dans le même temps, des milliers de personnes brandissant le drapeau turc et munies de sifflets se sont déversées place Taksim, désertée depuis samedi après-midi par la police, aux cris de « Tayyip démission! « . A Ankara, sur la place Kizilay où se réunissent depuis plusieurs jours les manifestants antigouvernementaux, la police est également violemment intervenue lundi pour en déloger des centaines de personnes, essentiellement des jeunes étudiants et des lycéens.

La Turquie est secouée depuis vendredi par des manifestations antigouvernementales sans précédent depuis l’accession au pouvoir, en 2002, du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, faisant plusieurs dizaines de blessés.

Ces violences ont fait plus d’un millier de blessés à Istanbul et au moins 700 à Ankara, selon les organisations de défense des droits de l’Homme et les syndicats de médecins. Le ministre de l’Intérieur Muammer Güler a évoqué dimanche un bilan de 58 civils et 115 policiers blessés.

Tout est parti du parc Gezi

C’est d’un petit espace de verdure, quelque 600 arbres au coeur de la rive européenne d’Istanbul, qu’est parti le mouvement de protestation qui s’est ensuite répandu à travers le pays et a agrégé toutes les colères contre le gouvernement.

Les premiers manifestants ont investi le parc Gezi pour empêcher la construction à sa place de la réplique d’une caserne militaire de l’empire ottoman, qui doit accueillir un centre culturel, un centre commercial et, M. Erdogan l’a souligné dimanche, une mosquée. « On peut clairement voir à l’oeuvre la synthèse entre le libéralisme et l’islamisme prônée par le gouvernement: d’un côté il parle de construire un grand centre commercial et de l’autre il parle de construire une splendide mosquée qui va symboliser la gloire de la société musulmane », estime Simten Cosar, politologue à l’université de Hacettepe (Ankara).

Le symbole est d’autant plus fort que le parc Gezi est situé en bordure de la place Taksim, qui pendant des décennies a été le lieu d’expression de toutes les luttes sociales. « Il s’agit de faire de Taksim un lieu plus conservateur, plus capitaliste, il s’agit d’un règlement de comptes avec le courant réformiste », confirme l’urbaniste Murat Cemal Yalçintan, de l’université stambouliote Mimar Sinan. Le gouvernement a également lancé le projet de construction d’une gigantesque mosquée d’une capacité de 30.000 places sur la plus haute colline d’Istanbul, Camlica, d’où elle surplombera le détroit du Bosphore.

Mais au-delà du parc Gezi et de la construction de mosquées, M. Erdogan et son Parti de la justice et du développement (AKP) ont d’autres ambitions pour Istanbul. Au nord de la ville, le Premier ministre a officiellement lancé la semaine dernière la construction d’un troisième pont reliant les deux rives du Bosphore, pour un coût d’environ 2,3 milliards d’euros. Le pont doit s’intégrer dans un gigantesque projet incluant la construction d’un immense aéroport –il pourrait accueillir jusqu’à 150 millions de passagers par an–, celle d’un canal reliant la mer Noire à la mer de Marmara pour désengorger le Bosphore et de deux villes nouvelles d’un million d’habitants chacune aux abords de ce canal.

« L’enjeu de ce projet, c’est l’ouverture de nouvelles terres à la construction », prévient Tayfun Kahraman, président de la Chambre des urbanistes d’Istanbul, dont l’organisation a planté une tente dans le parc Gezi. « Dans la ville, il ne reste plus de terres constructibles. C’est pour cela que l’Etat privatise tous les terrains publics et qu’il met en oeuvre des projets géants d’infrastructure qui lui permettront de déclarer de nouveaux terrains constructibles », ajoute M. Kahraman, déplorant le massacre attendu des forêts du nord d’Istanbul, « une richesse naturelle d’une importance vitale pour la cité ». Derrière ces grands projets comme ceux plus discrets de réhabilitation urbaine, beaucoup dénoncent la mainmise sur la ville de certains groupes économiques proches de l’AKP.

« Il est clair que le projet de réhabilitation urbaine n’a pas été conçu pour assurer un meilleur logement aux habitants, mais pour faire changer de mains certains titres de propriété », commente Sami Yilmaztürk, secrétaire général de la Chambre des architectes d’Istanbul. Il rappelle que, dans de nombreux quartiers « rénovés », les habitants de condition modeste ont été contraints de se chercher un nouveau logement dans la périphérie de la ville, cédant la place à une population plus aisée, pour le plus grand plaisir des promoteurs immobiliers.

« Il y a plein d’exemples à Istanbul où des terrains municipaux ont été vendus et on a ensuite modifié le plan d’occupation des sols pour permettre la construction de grands gratte-ciels. Il y a là de gros enjeux financiers, qui impliquent des groupes bien déterminés », indique pour sa part M. Kahraman. « Les gens en ont conscience et réagissent très fortement à cela », ajoute l’urbaniste, selon lequel « les Stambouliotes veulent s’approprier leur ville ».

Le Premier ministre Erdogan appelle au calme après les manifestations

Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a lancé lundi un appel au calme après trois jours de violentes manifestations antigouvernementales. Il a invité ses compatriotes à ne pas céder aux provocations d' »éléments extrémistes ». « Soyez calmes, détendus, et nous trouverons une solution à tout cela », a déclaré le Premier ministre au cours d’une conférence de presse à l’aéroport d’Istanbul avant son départ pour un voyage officiel au Maroc. Amnesty International (AI) a de son côté ouvert son bureau turc, situé à proximité de la place Taksim à Istanbul, aux protestataires fuyant les violences policières de ces derniers jours. Des médecins ont été accueillis dans les locaux pour traiter des manifestants blessés, a précisé l’organisation lundi dans un communiqué, ajoutant que d’autres ONG ont pris des mesures similaires.

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