Pour le président turc, l'enjeu économique, et donc la relation avec l'Union européenne, sont essentiels. © reuters

Turquie, amie ou ennemie ?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Après la tentative de putsch de militaires rebelles, qui a fait au moins 265 morts, le peuple et le régime turcs ont engrangé des déclarations de soutien des quatre coins du monde. Ankara est en effet un partenaire incontournable pour l’Europe, et pas seulement sur le dossier des réfugiés ou la question syrienne. Mais est-il toujours un allié fiable ?

Après la tentative de putsch de militaires rebelles, qui a fait au moins 265 morts dans la nuit de vendredi à samedi, le peuple et le régime turcs ont engrangé des déclarations de soutien des quatre coins du monde. Ankara est en effet un partenaire incontournable pour l’Europe, et pas seulement sur la question des réfugiés ou le dossier syrien qui ont fait l’actualité ces derniers mois. Mais est-il toujours un allié fiable ?

« L’Union européenne rappelle qu’elle attend de la Turquie qu’elle respecte les normes les plus élevées qui soient en ce qui concerne la démocratie, l’Etat de droit et le respect des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression. » L’honneur, de façade, est sauf. Le vendredi 18 mars, les vingt-huit chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne ont conclu avec Ankara un accord sur le traitement des réfugiés du Moyen-Orient qui inclut, à destination du partenaire obligé, une piqûre de rappel éthique que le projet originel élaboré une semaine plus tôt avait soigneusement négligé. Le malaise suscité par ce deal avec une Turquie qui « n’a jamais été aussi éloignée des valeurs européennes depuis dix ans », selon le propos de l’ancien diplomate européen Marc Pierini, est à la hauteur de cet atermoiement.

Les écueils techniques de l’arrangement avec la Turquie restent une source de scepticisme largement partagé sur son succès. Malgré le renfort de 4 000 agents venus de l’Union, la Grèce sera-t-elle prête à gérer les nouveaux arrivants que l’effet dissuasif du règlement de Bruxelles n’aura pas convaincu de renoncer à la traversée de la mer Egée ? Surtout, la Turquie, même aidée par le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, pourra-t-elle gérer avec dignité les 2,5 millions de migrants qu’elle accueille déjà sur son territoire et ceux qu’Athènes lui renverra ? Enfin, la route des Balkans se tarira-t-elle réellement pour les candidats réfugiés, signe que l’épreuve de force avec les passeurs aura été couronnée de succès, ou sera-t-elle in fine remplacée par une autre voie, plus périlleuse peut-être ?

Des atouts, des revers

Pour juger politiquement l’accord scellé par l’Union européenne, les questions ouvertes le cèdent aux critiques acerbes. La perspective de levée des visas et plus encore la relance du processus d’adhésion, mesures jugées pour l’une impraticable à court terme et pour l’autre tout simplement illusoire, sont généralement considérées comme des concessions excessives dont la seule vertu était de régler un problème devenu urgent alors qu’il aurait pu et dû être anticipé beaucoup plus tôt. Le paradoxe saute aux yeux. C’est à un moment de l’histoire de la Turquie, où son pouvoir politique réduit la liberté d’expression, entrave l’indépendance de la justice et ravive un conflit armé avec une partie de sa population kurde que l’Union européenne renoue subitement avec un processus d’adhésion, jusqu’alors laissé volontairement dans les limbes. La Turquie est bel et bien un partenaire incontournable de l’Union européenne, et pas seulement sur le dossier syrien. Est-elle pour autant un allié toujours fiable ?

Avec la Turquie, chaque atout semble avoir son revers. Membre majeur de l’Otan dont elle est la deuxième armée en termes d’effectifs après les Etats-Unis, elle irrite ses alliés par son obsession antikurde qui la pousse à des opérations militaires meurtrières dans le sud-est de son territoire et hors de ses frontières. Pion essentiel de la coalition occidentale en Syrie et en Irak, elle peine à lever les soupçons qui la visent sur un soutien à des groupes djihadistes radicaux, y compris jusqu’il y a peu à l’égard de l’Etat islamique. Etat fondateur du Conseil de l’Europe, instance notamment chargée du contrôle du respect des droits de l’homme, elle bat tous les records de plaintes individuelles contre les agissements de ses représentants. Candidate à l’adhésion à l’Union européenne depuis 1987, elle tarde à engranger les progrès qui la rapprocheraient des critères requis, peu aidée il est vrai par la volte-face de nombreux pays de l’Union sceptiques sur sa vocation européenne.

Un poids économique envié

Il n’y a guère en définitive que sur son rôle de puissance économique que la Turquie forge le consensus. « Si l’on considère les ensembles régionaux de cette partie du monde, les Balkans, le Caucase, le Moyen-Orient et le sud de la Méditerranée, note Robert Anciaux, professeur émérite de l’ULB et grand spécialiste du monde turc, la Turquie est, avec Israël, la seule puissance économique qui compte. » Un marché de 75 millions d’habitants, une économie ouverte, une croissance qui frôlait encore les 10 % au début de la décennie 2010 avant de redescendre à quelque 3 %, l’Union européenne comme premier partenaire et une place enviable au sein du G20, voilà autant d’arguments aux yeux des financiers et des industriels pour entretenir avec Ankara les relations les plus sereines possibles. Pour le président Recep Tayyip Erdogan aussi, malgré ses sorties matamoresques, l’enjeu économique, et donc la relation avec l’Union européenne, sont essentiels. Or, la guerre en Syrie, ses métastases terroristes sur le territoire turc et la confrontation ouverte avec la rébellion kurde ont considérablement plombé l’essor de l’industrie touristique cette année. L’aide européenne aux réfugiés et la réouverture des négociations d’adhésion ont donc aussi cet intérêt : soulager les finances publiques. Car, comme le rappelle l’eurodéputé socialiste belge Hugues Bayet, « plus le partenaire progresse dans la clôture des chapitres de négociations, plus l’Union octroie des fonds » au titre de l’aide à la préadhésion.

Il se trouvera peu d’observateurs de la scène politique européenne pour se féliciter du partenariat mis en place avec Ankara pour répondre – provisoirement ? – à la crise des réfugiés. « L’importance que la Turquie a acquise dans ce dossier est directement proportionnelle à l’impuissance dont a fait preuve l’Union européenne pour régler le défi en interne », souligne Robert Anciaux. Tout aussi critique sur les motivations très conjoncturelles de cet arrangement, Hugues Bayet, seul membre belge, à titre de suppléant, de la délégation du Parlement européen auprès de la commission mixte Union européenne-Turquie, veut tout de même croire aux vertus de la dynamique ravivée de l’adhésion. « Préférable à la « stratégie de la chaise vide », la reprise de la négociation va contraindre le pouvoir turc à démontrer sa volonté ou non de remplir les conditions requises. C’est un levier important pour éventuellement faire avancer à nouveau les réformes », espère le député européen qui parie aussi sur la clarification que permettra la démarche, l’Union étant mieux armée, le cas échéant, pour adopter un discours de vérité. Une aptitude qui aura singulièrement manqué aux dirigeants européens ces dernières semaines.

Cet article a été publié dans LeVif L’Express daté du 25 mars 2016

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