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Tunisie: quel est le pouvoir de nuisance des salafistes?

Les coups d’éclat des islamistes radicaux inquiètent la population. Dans la nuit de lundi à mardi encore, des groupes mêlant salafistes et malfaiteurs se sont affrontés avec les forces de l’ordre dans plusieurs endroits de la capitale tunisienne. Au pouvoir, le parti islamo-conservateur Ennahdha pourrait être contraint de clarifier sa position à leur égard.

Des postes de police incendiés, plusieurs bars saccagés, un hôtel pillé… Les habitants de Jendouba, une grosse bourgade du nord-ouest de la Tunisie, restent traumatisés après avoir fait les frais, le 26 mai dernier, de la colère des « barbus ». Ceux-ci avaient sorti couteaux, sabres et cocktails Molotov pour attaquer plusieurs bâtiments. Selon un policier de la ville, qui souhaite garder l’anonymat, ils entendaient protester « contre l’arrestation de plusieurs salafistes, accusés d’avoir agressé des citoyens ». Une semaine plus tôt, les bars de Sidi Bouzid avaient dû fermer rideau face aux menaces des extrémistes. En octobre déjà, les slogans salafistes concurrençaient les appels à la « dignité » et à la « liberté » sur les murs de cette ville, berceau du soulèvement populaire de 2011.

Réprimés sous le régime de Ben Ali, les salafistes tunisiens ont reconquis l’espace public au lendemain de la révolution, et multiplient depuis les coups d’éclat. Selon le ministère des Affaires religieuses, quelque 400 mosquées seraient tombées sous leur coupe depuis janvier 2011, dans un pays qui compte environ 5000 lieux de culte. « La dictature, en éradiquant toute pensée critique, a favorisé le développement de cette mouvance, estime l’islamologue Sami Brahem. Elle opère une forte attractivité, notamment sur les jeunes marginalisés. »

« Prédicateurs » contre « djihadistes »

Les salafistes restent néanmoins très minoritaires en Tunisie. Ils ne seraient qu' »une petite dizaine de milliers d’individus », selon le politologue Slaheddine Jourchi, spécialiste des mouvements islamistes, qui souligne en outre que des luttes, au sein de la mouvance, opposent les « prédicateurs » aux salafistes « djihadistes », partisans de l’action armée.

« Nous avons le droit de pratiquer notre religion comme nous l’entendons », assène Zaïd Bedouda. Ce jeune homme de 23 ans est étudiant à l’université de la Manouba, à l’ouest de Tunis. La barbe qu’il arbore pousse depuis la révolution. Soudaine rencontre avec la foi? « Non. J’étais musulman et pratiquant comme aujourd’hui, assure le jeune homme, qui réfute l’appellation de « salafiste ». Mais, à l’époque, porter la barbe vous envoyait en prison! » Zaïd Belouda a participé au mouvement qui a paralysé la faculté de lettres de cette université pendant plusieurs mois, entre novembre 2011 et mars 2012. Les protestataires exigeaient l’admission des étudiantes en niqab (voile intégral) ainsi que l’ouverture d’un lieu de culte dans l’enceinte de l’établissement.

Le leader de ce mouvement, Mohammed Bakhti, 26 ans, ne regrette rien, pas même les incidents violents qui ont émaillé la mobilisation. « La violence peut être nécessaire, assure ce militant. Le djihad est inscrit dans le Coran comme un moyen de défense des musulmans. » Il se dit prêt « à aller secourir les terres d’islam en danger, comme la Palestine ou l’Afghanistan ». Et il n’en serait pas à son coup d’essai: en 2007 déjà, il faisait partie des Soldats d’Assad Ibn Fourat, un groupe armé qui n’avait pas hésité à affronter les forces de l’ordre, dans le nord du pays. Condamné à douze ans de prison, il a bénéficié d’une amnistie après la révolution.

Le gouvernement accusé de complaisance

Il n’est pas le seul. C’est aussi le cas de Seif Allah ben Hassine, alias Abou Yadh, leader d’Ansar al-Charia, l’un des mouvements les plus radicaux de la mouvance salafiste en Tunisie. Cofondateur, en 2000, du Groupe combattant tunisien (GCT), répertorié par l’ONU comme une organisation liée à Al-Qaeda, il s’était engagé contre les forces américaines en Afghanistan, avant d’être arrêté et extradé en Tunisie, où il avait été condamné à plusieurs décennies de prison.

Quelques semaines après sa libération, au début de 2011, il réunissait un millier de personnes à La Soukra, dans la banlieue de Tunis, pour la plupart des islamistes radicaux sous les verrous avant la révolution. Le deuxième congrès national d’Ansar al-Charia a réuni plusieurs milliers de sympathisants, le 20 mai dernier, à Kairouan, dans le centre du pays. Soucieux de maîtriser sa communication, Abou Yadh avait prié les participants de ne pas faire de déclarations aux journalistes, de se comporter « avec justice et mesure, y compris avec les mécréants » et de « ne pas crier de slogans ». « Nous sommes tous les enfants d’Oussama [Ben Laden] », ont malgré tout osé les plus zélés…

« Je suis inquiète, confie Manoubia, une habitante de Jendouba. Les extrémistes religieux menacent la sécurité du pays. » La jeune mère de famille garde en tête la fusillade survenue au début de février à Bir Ali Ben Khelifa, près de la ville côtière de Sfax, entre les forces de sécurité et un groupe armé, qui s’était soldée par la mort de deux malfaiteurs. Le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh, avait alors rapidement annoncé l’arrestation de 12 Tunisiens « en relation avec des groupes proches d’Al-Qaïda en Libye ». Ceux-ci devraient comparaître prochainement devant le tribunal militaire de Sfax. En mai 2011 déjà, à Rouhia, dans le nord du pays, l’armée et la garde nationale avaient affronté lors d’un violent accrochage neuf individus lourdement armés, suspectés d’appartenir à Al-Qaïda. Deux d’entre eux, des Libyens, viennent d’être condamnés, le 9 juin.

Après chaque incident, les organisations de la société civile et les partis d’opposition montent au créneau, accusant de laxisme, voire de complaisance, le gouvernement dominé par les islamo-conservateurs du parti Ennahdha. Certains opposants, comme ce gérant d’un hôtel attaqué le 26 mai à Jendouba, militant d’un parti de gauche, vont même jusqu’à affirmer que les salafistes sont le « bras armé » d’Ennahdha.

Quels liens avec Ennahdha?

Qu’en est-il en réalité? L’islamologue Sami Brahem met en garde contre les « manipulations » dont ferait l’objet, selon lui, le phénomène islamiste en Tunisie. Il évoque une « instrumentalisation », voire des tentatives d' »infiltration », de la part de « partisans de l’ancien régime ou de militants ultralaïques qui cherchent à empoisonner la vie politique ». Il n’en déplore pas moins le « manque de courage moral et politique » du parti Ennahdha, qui « hésite à se démarquer du courant salafiste, parce qu’il craint, en l’affrontant, de s’aliéner une partie de sa base ». Ce dont se défendent les responsables de la formation islamo-conservatrice.

« Nous privilégions la discussion, explique Ali Bouraoui, membre du bureau politique d’Ennahdha. Nous ne voulons pas, alors que nous sommes en pleine transition démocratique, retomber dans la répression. » C’est par la même raison que les autorités justifient la légalisation, en mars, du Jibhat al-Islah (Front de la réforme), première formation salafiste à avoir obtenu sa licence. « En intégrant une partie des salafistes dans la vie démocratique, Ennahdha espère isoler la branche djihadiste », analyse de son côté Sami Brahem. Pour le politologue Slaheddine Jourchi, cette décision n’est cependant pas exempte de calculs politiques. Convaincu que d’autres partis salafistes seront autorisés – notamment le parti Ettahrir, apparu en Tunisie dans les années 1980, qui prône le retour au califat -, il n’exclut pas qu’Ennahdha soit tenté par une coalition avec ces formations extrémistes lors des prochaines élections, en 2013.

« Nous appliquerons la loi », promet le Premier ministre

A la condition de convaincre les militants d’aller voter: « Islam et démocratie ne vont pas ensemble », tranchait Radouane Mechergui, surnommé le « Calife de Sejnane », en janvier dernier, quand les salafistes étaient accusés de semer la terreur dans cette bourgade du nord de la Tunisie…

Depuis les événements de Sidi Bouzid et de Jendouba, les autorités ont fini par hausser le ton. Le 30 mai, le Premier ministre, Hamadi Jebali, qui est aussi secrétaire général d’Ennahdha, a promis que le gouvernement « ne restera[it] pas les bras croisés » face aux salafistes, qu’il a accusés de « transmettre sur l’islam des messages faux et effrayants ». « La patience des Tunisiens est à bout. Nous allons appliquer la loi », a-t-il martelé. Le lendemain, après avoir précisé que les événements du 26 mai à Jendouba avaient donné lieu à une quinzaine d’arrestations, le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh, issu lui aussi du parti Ennahdha, rappelait que la « loi autorise l’usage de tirs à balles réelles » en cas d’attaque contre les « institutions souveraines de l’Etat ».

De notre correspondante Camille Le Tallec, L’Express

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