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Tunisie :  » La démocratie suppose un long apprentissage « 

Quelles seront les suites de la révolution, en Tunisie et dans le monde arabe ? Pour l’ex-président de l’Institut du monde arabe Denis Bauchard, les disparités dans la région incitent à la prudence.

Le 17 janvier, trois jours après la fuite du président Ben Ali de Tunisie, un homme s’est immolé par le feu devant l’Assemblée du peuple, au Caire. Le même jour, à Nouakchott (Mauritanie), un autre en a fait autant, à quelques mètres de la présidence. Le 15, déjà, un Algérien s’était immolé par le feu, lui aussi, dans une ville proche de la Tunisieà En moins de trente ans, des vagues démocratiques ont traversé de nombreuses régions du monde – de l’Amérique latine à l’Europe centrale, de l’Afrique subsaharienne à l’Asie orientale. Dans le monde arabo-musulman, fort de 350 millions d’habitants, l’autoritarisme et l’absence d’Etat de droit n’ont guère été mis en cause.

A l’heure des téléphones portables et des réseaux sociaux, pourtant, le statu quo est-il possible, alors que près de deux personnes sur trois ont moins de 30 ans ? Pour Le Vif/L’Express, Denis Bauchard, ancien directeur du département d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère français des Affaires étrangères et ex-président de l’Institut du monde arabe, revient sur les événements historiques de ces derniers jours. Et s’interroge sur leur portée, au-delà des frontières de la Tunisie. Y compris pour la France…

A Tunis, comment un régime si solide, appuyé sur un Etat policier, a-t-il pu s’effondrer rapidement ?

La crise a été mal gérée, sans doute par le président Ben Ali lui-même. Par ailleurs, il y a eu des tensions au sein du régime, entre le ministère de l’Intérieur et l’armée. Cette dernière était relativement discrète et intervenait peu dans la politique. Les choses ont basculé quand l’armée a refusé de tirer sur les manifestants et qu’elle l’a fait savoir au président.

A présent, qui peut profiter de la situation ?

Difficile à dire. Une première inconnue est le degré d’influence réelle des islamistes en Tunisie. A mon sens, celle-ci est faible. Certes il y a des signes d’une islamisation de la société : les mosquées connaissent l’affluence, un nombre croissant de femmes portent le foulard. Cependant, dans l’ensemble, l’influence des mouvements islamistes, en particulier d’Ennahda, interdit et réprimé sous Ben Ali, me semble réduite. En cas d’élections « honnêtes », leur part de suffrages ne serait sans doute pas très importante. En fait, le scénario idéal serait la constitution d’un gouvernement apolitique et technocratique. L’ancien régime était répressif, mais sa gestion économique et sociale n’est pas en cause. Elle était d’ailleurs saluée par les institutions internationales et l’UE. Avec des moyens relativement limités, la Tunisie avait une croissance assez soutenue et était bien gérée. Le grand nombre de jeunes sans emploi s’explique par une inadéquation entre la formation et les demandes de l’économie. Sans oublier la crise mondiale.

Certains prédisent un effet de contagion et un « printemps arabe ». Qu’en pensez-vous ?

Les 22 pays arabes présentent des diversités très grandes : entre le Qatar et le Yémen, le PIB par habitant diverge dans une proportion de 1 à 40. Certains régimes sont autoritaires mais il existe aussi des semi-démocraties, comme au Liban ou en Irak. Dans quelques pays, la classe moyenne est importante ; dans d’autres, nonà Bref, il faut être prudent, d’autant que la démocratie suppose un long apprentissage et que les évolutions se font par des processus intérieurs. Cela dit, la Tunisie a certains points communs avec d’autres pays arabes : rejet d’un régime vieillissant par une jeunesse dés£uvrée. Dans le monde arabe, entre 40 et 45 % de la population a moins de 25 ans. Et 25 ans, c’est l’âge de faire la révolution ! Parfois, aussi, une partie importante de la population connaît une grande pauvreté ; au Maroc, les bidonvilles de Casablanca, par exemple, représentent une véritable poudrière pour le régime. Mais le roi bénéficie d’une aura religieuse et son pouvoir n’est pas fondamentalement contesté.

Quels pays sont les plus vulnérables ?

L’Algérie, l’Egypte, la Jordanie. En Algérie, dans les années 1990, la guerre civile a été perdue par le Front islamique du Salut. La politique qui a consisté à mêler répression et réconciliation a été relativement efficace. Mais il y a encore des troubles et ceux-ci vont sans doute perdurer. De là à imaginer un effondrementà Par-delà la présence du président Bouteflika, le régime est tenu par l’armée, qui a la haute main sur le pouvoir politique et jouit de prébendes économiques. Et puis ce pouvoir bénéficie de la rente pétrolière : 45 milliards de dollars en 2010, peut-être davantage en 2011. En Egypte, en revanche, le risque est réel. Après trente ans de pouvoir, le problème de succession n’est toujours pas réglé, même si Gamal, le fils du président Moubarak, est mis sur le devant de la scène et qu’il est le candidat des hommes d’affaires. Depuis 1952, le pouvoir, au Caire, a toujours été entre les mains des militaires. Ces derniers vont-ils accepter de le confier à un civil, fût-il le fils d’un militaire ? J’en doute. Par ailleurs, les Frères musulmans restent influents, notamment à travers leurs réseaux sociaux, même s’ils ont été durement réprimés. Le mouvement est interdit, mais toléré de facto. En Jordanie, enfin, le régime hachémite est dirigé par un roi jeune et réformiste sur le plan économique. Mais l’impasse du processus de paix israélo-palestinien pèse lourd dans ce territoire où un habitant sur trois est sans doute d’origine palestinienne. C’est une bombe à retardement.

Dans les télégrammes diplomatiques américains révélés par WikiLeaks, les représentants des Etats-Unis confient leur inquiétude à Washington face à la corruption, la brutalité et l’arbitraire du régime Ben Ali. Les diplomates français informaient-ils Paris avec la même précision ?

C’est probable. Le professionnalisme des diplomates français me laisse penser qu’ils ont informé les autorités pleinement et avec lucidité. Cependant, sur le plan politique, un choix a été fait depuis de nombreuses années. L’idée dominante, en France, était que le régime tunisien était un rempart utile dans une zone sensible : face à une menace islamiste, il faisait preuve d’une certaine efficacité. Cette analyse traduit aussi la crainte que la tragédie qu’avait connue l’Algérie, dans les années 1990, ne se reproduise en Tunisie. Et puis, à tort ou à raison, la gestion économique et sociale semblait convenable : l’administration était relativement efficace et une classe moyenne s’affirmait.

Propos recueilis par Marc Epstein.

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