Marche des fleurs à Tunis, contre le terrorisme. © FJDO

Tunisie et djihadistes : le spectre du retour

Sur fond d’une profonde crise sociale, le pays du jasmin doit gérer l’épineux dossier des extrémistes revenus du front irako-syrien ou de Libye. Un cocktail qui peut s’avérer explosif.

Les deux événements n’ont a priori rien à voir. D’un côté, de violents troubles sociaux dans la région défavorisée de Tataouine, au sud du pays. De l’autre, le limogeage de Leila Chettaoui, qui dirigeait la commission parlementaire chargée d’enquêter sur les filières djihadistes. Rien à voir ? Sauf que, dans les deux cas, des réseaux islamistes seraient à l’oeuvre. Dans le premier, la députée pointe des  » éléments terroristes  » qui se seraient infiltrés depuis la Libye pour envenimer la situation. Dans le second, c’est le parti islamo-conservateur Ennahda qui aurait mis fin à la volonté de la députée d’investiguer des dossiers sensibles.

Car Leila Chettaoui s’était juré d’aborder cette question cruciale : qui a acheminé des citoyens tunisiens en Irak, Syrie et Libye, et avec quels financements ? La commission a auditionné des responsables de la banque centrale pour connaître l’origine des fonds d’environ 200 associations soupçonnées d’avoir recruté des Tunisiens pour les envoyer au front. Or, d’après ces fonctionnaires, la majorité d’entre elles ont reçu des fonds des pays du Golfe, en particulier du Qatar.  » A un moment donné, les virements sont passés de 100 000 dinars à 3 millions de dinars « , a-t-elle révélé à L’Economiste maghrébin.

Rien d’étonnant, pour le professeur Mohamed Kerrou, de l’université de Tunis El Manar :  » C’est ainsi que des jeunes sans rien se sont retrouvés d’un coup avec un gsm, 500 dollars, une femme, une arme, une voiture, bref ce dont ils rêvent pour toute une vie. C’est le Qatar qui, depuis vingt ans, construit les mosquées chez nous. Après la révolution, elles sont passées sous le contrôle d’Ennahda, ensuite de groupes djihadistes, et maintenant l’Etat les récupère une à une.  » Les islamo-conservateurs du parti Ennahdha étaient au gouvernement en 2012 et 2013, à l’époque des départs massifs en Syrie. Près de 5 000 Tunisiens sont partis combattre au côté de Daech et d’autres groupes armés. En 2014, le parti Nidaa Tounes a gagné les élections en faisant campagne contre les islamistes. Mais il est allié aujourd’hui à Ennahda. Selon Leila Chettaoui, c’est pour cette raison qu’elle a été évincée de la commission.

Le « mythe de la modernité »

Pourquoi ces Tunisiens sont-ils partis combattre ?  » Comme dans tout le monde arabe, le jeune est confronté à l’absence du père, répond d’emblée le professeur. Il se cherche donc un père de substitution au-delà de la famille. Ce sont aussi les exclus de la croissance en Tunisie comme ce sont les exclus de l’intégration dans les sociétés européennes. Ce trouble de l’identité les pousse à la violence.  » La Tunisie aurait trop investi dans ce qu’il appelle le  » mythe de la modernité « , ce qui n’a guère donné de résultats car elle ne dispose pas des mêmes ressources que l’Algérie.  » Ensuite, le pays s’est trop focalisé sur le tourisme de masse, indicateur de modernité mais aussi symbole de dépravation pour les terroristes. Au début des années 2000, on parlait déjà des méfaits du tourisme dans les cercles islamistes. Entre-temps, on a complètement délaissé la formation des imams. Nous n’avons qu’une seule faculté de théologie. Or, nous avons 6 000 mosquées !  »

Il y a une prise de conscience de la société civile

L’emprise des fanatiques est d’autant plus aisée que les cerveaux sont malléables.  » Rappelez-vous le tueur de la plage de Sousse en 2015, évoque Mohamed Kerrou. Il était étudiant en master à Kairouan et venait d’un village du nord-ouest. Il est déraciné ; sa famille est loin, et il suit des études scientifiques où la culture est la grande absente. Mais c’est tout l’enseignement qui s’est asséché. Résultat : un vide existentiel, dans lequel s’est engouffrée l’idéologie djihadiste. Avec d’autant plus de facilité que l’égalité entre hommes et femmes est davantage inscrite chez nous, ce que certains supportent mal.  »

La menace terroriste vient surtout de la Libye voisine.  » Depuis que le vent tourne pour Daech en Syrie et en Irak, notre grand voisin est devenu la zone de repli pour les djihadistes, déclare le professeur.L’Europe porte la lourde responsabilité d’avoir lancé une opération militaire en 2011 (NDLR : qui a mené à la chute de Kadhafi), sans réfléchir à un plan pour l’après. Ennahda avait d’ailleurs approuvé l’intervention.  » Tunis appuie aujourd’hui le gouvernement de Tripoli, composé d’islamistes, dans l’idée qu’il puisse juguler le flux des candidats terroristes. Dans le même temps, les relations se rétablissent avec la Syrie de Bachar al-Assad,  » ce qui nous permet d’avoir une meilleure évaluation du terrain. Mais comme il y a des islamistes dans notre gouvernement, on y va doucement.  »

Une approche purement sécuritaire

Mohamed Kerrou, professeur de sciences politiques à l'université de Tunis El Manar.
Mohamed Kerrou, professeur de sciences politiques à l’université de Tunis El Manar.© FJDO

Près de 800 Tunisiens seraient déjà revenus du front.  » Le discours officiel, c’était : « S’ils reviennent, on les arrête », mais dans les faits, ce n’est pas le cas car on n’a rien à leur reprocher. On ne peut pas retirer leur nationalité. Jusqu’à ce jour, aucun djihadiste n’a été condamné pour être allé en Syrie. Il n’y a d’ailleurs pas assez de place dans les prisons. Enfin, on n’a pas de moyens pour les réintégrer, ni matériels, ni politiques ou économiques. L’Etat est faible depuis la fin de Ben Ali. A son époque, les djihadistes existaient mais on les connaissait.  »

L’approche reste donc purement sécuritaire. Fethi Bdira, gouverneur de Sousse issu de l’ancien régime, reconnaît que les mesures actuelles ne sont pas suffisantes,  » car les djihadistes sont aussi des victimes « . Il suggère de lancer des initiatives coordonnées  » au niveau des familles, des écoles, des mosquées « . Mais aussi des prisons, devenues des lieux de contamination de la pensée salafiste.  » J’ai déjà accompli 400 visites dans les prisons tunisiennes et, croyez-moi, le petit délinquant en sort grand voleur, relate Jean Fontaine, un père blanc présent depuis des lustres dans le pays, et auteur de Du côté des salafistes en Tunisie (Arabesques, 2016). Une prison spéciale serait une meilleure idée.  »

Aujourd’hui, le pays du jasmin retrouve un timide sourire après deux ans de plages et d’hôtels déserts. La Belgique a partiellement levé son avis de voyage négatif. Les massacres de 59 étrangers au musée du Bardo et sur la plage de Sousse en 2015 n’ont pas connu de répliques. Les forces de sécurité, qui ont payé elles aussi un lourd tribut au terrorisme, surveillent le territoire. Les djihadistes sont davantage localisés et contrôlés.  » Des citoyens dénoncent ceux qui veulent partir. Il y a une prise de conscience de la société civile « , se réjouit Jean Fontaine. Reste à voir comment ce ressenti se traduira lors des premières élections municipales de l’après-révolution, programmées pour la fin de l’année.

Par François Janne d’Othée, envoyé spécial.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire