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Tuerie de Chevaline: les al-Hilli, une famille si tranquille

Qui se cache derrière le terrible assassinat d’une famille britannique apparemment sans histoires, sur la route des Alpes? La petite Zainab, survivante, est la seule à pouvoir dissiper le mystère.

Ce mercredi 5 septembre, elles auraient dû faire leur rentrée dans une école de Claygate, au sud de Londres, comme tous ces bambins à l’air un peu timide. Zeena, 4 ans, et Zainab, 7 ans, auraient gazouillé au revoir à leur mummy, avant de détaler avec les autres dans la cour. « Mummy! » Ce jour-là, le cri de Zeena, pelotonnée pendant huit heures sous le corps de sa mère, s’est ouvert sur un abîme. Mummy dormait, le crâne perforé de deux balles. Qui sait ce que Zainab al-Hilli, sauvagement frappée à la tête, a vu, autour de ce break puant la mort? Car c’est bien cette petite miraculée, à peine sortie du coma, qui se trouve être aujourd’hui le témoin clef du carnage.

Qui a voulu rayer de la carte une famille entière, dans ce charmant cul-de-sac de montagne, non loin du lac d’Annecy, au milieu des sapins? Une famille décrite comme discrète, parfaitement insérée dans sa banlieue anglaise, sans histoires. L’inconcevable arrive toujours aux gens apparemment sans histoires.

Ce mercredi 5 septembre, peu après 15 heures, un cycliste britannique décide de se dérouiller les jambes sur la petite route de la Combe d’Ire, au départ de Chevaline, un hameau de 200 âmes. Ce n’est pas le Tourmalet, mais il faut un sacré coup de pédale pour tenir l’allure en zigzaguant entre les nids-de-poule. Arrivé en haut, le retraité de la Royal Air Force pense enfin reprendre son souffle. Ce qu’il découvre, peu avant de donner l’alerte, à 15h48, sur un parking forestier menant à plusieurs sentiers de randonnée, le tient désormais les yeux grands ouverts toute la nuit.

A terre, un corps baignant dans son sang. Celui d’un cycliste qui l’a doublé dans la côte, Sylvain Mollier, un employé en métallurgie de 45 ans, père de trois enfants. Une gamine en sang elle aussi, Zainab, surgit de nulle part, le visage halluciné, titubant. Par réflexe, l’ancien militaire l’allonge aussitôt en position latérale de sécurité. Un break BMW ronronne doucement, l’arrière enfoncé dans le talus, vitres explosées, portes fermées. Au volant, le cadavre de Saad al-Hilli, 50 ans. Derrière, ceux de son épouse Iqbal, 47 ans, et d’une autre femme, plus âgée, au passeport suédois, la grand-mère maternelle. Ils sont tous en tenue de ville. Au camping, ils avaient dit qu’ils partaient pour une simple balade.?Dans la voiture, les policiers ont cependant retrouvé l’ordinateur de Saad al-Hilli et deux téléphones portables? Que révéleront-ils de ses derniers contacts? Pourquoi la famille a-t-elle prolongé ses vacances au-delà de la rentrée scolaire? Des questions parmi d’autres.

Tués avec un acharnement obstiné et coléreux

Les traces des pneus, qui ont lacéré la terre, sont encore visibles. L’un d’eux a crevé, à l’arrière. Sans doute Saad al-Hilli a-t-il tenté de reculer. Sans doute a-t-il su qu’il allait mourir. 25 douilles retrouvées, au total, des balles de calibre 7,65 tirées à courte distance, par une seule arme. Le ou les assassins ont tué avec un acharnement obstiné et coléreux. Il ne devait y avoir aucun survivant.

Deux jours auparavant, la famille Al-Hilli avait joyeusement planté sa caravane crème sur les rives du lac d’Annecy, dans un camping de Saint-Jorioz. « Saad était très heureux de partir, témoigne son meilleur ami, Zaid Alabdi, un dentiste, qui l’a eu au téléphone peu avant son départ. Il adorait la France et le caravaning. » Avant les Alpes, la tribu s’est d’abord posée plusieurs jours dans le centre de l’Hexagone et devait reprendre la route en fin de semaine dernière pour l’Angleterre et sa jolie maison de Claygate, ratissée, depuis, par des hommes en tenue de cosmonaute.

Claygate, une bourgade bien tranquille de la stockbroker belt de Londres (la « ceinture des courtiers »), peuplée de pavillons de style Tudor, avec des colombages peints en noir brillant et des fenêtres à petits carreaux. Derrière d’épaisses haies de thuyas, les cottages et la paix bourgeoise s’achètent ici jusqu’à 5 millions de livres. « Il ne se passe jamais rien à Claygate! » lâche, estomaquée, une vieille dame, la voix couverte par le ronflement d’un hélicoptère à l’arrêt dans le ciel, en repérage avant la perquisition. Pour défrayer la chronique, il n’y a guère que Ronnie Wood, le guitariste des Rolling Stones, qui habite le village, quand il s’embrouille en pleine rue avec sa girlfriend russe.
Tout le monde le murmure, les voisins du 26, Oaken Lane étaient « des gens absolument charmants ». Saad al-Hilli, ingénieur d’origine irakienne, avait atterri en Angleterre à l’âge de 6 ans à la suite de démêlés de son paternel avec le parti Baas de Saddam Hussein.

C’était le « père parfait, fou de ses filles », relate son ami Zaid. Le type serviable, toujours prêt à réparer pour son voisin Jack la tondeuse à gazon qui crachotait, l’ordinateur de son comptable Julian s’il tombait en rade. On l’appelait « M. Réparetout ». Issue d’une famille d’Irakiens émigrés en Suède, son épouse, Iqbal avait sacrifié sa profession à ses filles, qu’elle « couvait énormément, sans doute parce qu’elle les avait eues tard, après 40 ans », comme le raconte une voisine.?Elle voulait reprendre son activité de dentiste. Elle donnait aussi des cours de lecture aux enfants en difficulté. Bref le tableau de famille serait idyllique sans une probable brouille entre Saad et son frère aîné, Zaid, concernant l’héritage de leur père, un entrepreneur mort l’an dernier.

Le 16 septembre 2011, Saad al-Hilli envoie cette lettre à une amie d’enfance: « Zaid et moi nous ne nous parlons plus […]. Il a essayé de prendre le contrôle sur les actifs de notre père. […] C’est une longue histoire et j’ai dû l’effacer de ma vie. » A L’Express, son ami Zaid Alabdi révèle que Saad lui a confié un propos tout sauf anodin, juste avant son départ en vacances: « Il m’a dit que la relation avec son frère avait empiré. Zaid avait viré l’avocat qu’ils avaient pris pour régler cette histoire. Un différend qui minait Saad, au point qu’il y a quelques mois il en a fait une dépression qui l’a conduit à l’hôpital. » Est-ce le problème qui agitait l’ingénieur, et que son voisin Jack Saltman a évoqué auprès de la police? « Il était préoccupé par quelque chose depuis des mois et il se demandait quelle allait en être l’issue », se borne à dire cet ancien journaliste, sur le pas de sa porte, traqué par les caméras qui campent à Claygate, au milieu des pelouses bien peignées.

Avant même d’être entendu par les policiers, le frère Zaid, lui, s’était rendu au lendemain de la tuerie dans un commissariat pour prouver sa bonne foi et nier l’existence d’une querelle familiale. Laquelle, si elle était réelle, n’en ferait pas pour autant le mobile d’un quadruple meurtre. En attendant, le parcours professionnel de Saad al-Hilli reste à creuser. Spécialiste du design en trois dimensions, il avait créé sa propre société en 2001, Shtech. Il aurait, par exemple, contribué à dessiner l’intérieur d’Airbus.

Les enquêteurs explorent aussi la piste irakienne

Mais son dernier client était Surrey Satellite Technology (SSTL), à Guildford, une division du géant EADS, experte dans la réalisation de microsatellites. En décembre dernier, Saad al-Hilli se serait rendu en France pour visiter une filiale de SSTL, DMC, qui traite avec les Chinois et les Russes sur des contrats de cartographie du territoire, selon le journal Mail on Sunday. Son nom a-t-il été mêlé à des dossiers trop sensibles? « A ma connaissance, il ne travaillait que sur du civil, rien à voir avec la défense », avance son comptable, Julian Stedman. Les enquêteurs explorent aussi la piste irakienne: Al-Hilli aurait pu vouloir récupérer des biens familiaux spoliés par le régime de Saddam Hussein.

Dans les Alpes, à Chevaline, les gens du coin se perdent toujours en conjectures. Par où le ou les tueurs ont-ils pu s’enfuir? En contrebas du parking forestier, la route se scinde en deux lacets qui serpentent entre les fermes et les bois. Un dédale rêvé. Comme les sentiers de randonnée, en haut, qui permettent aux 4 x 4 de basculer sur l’autre versant de la ¬montagne.

Par Eric Pelletier et Delphine Saubaber avec Alice Moreno et Antoine Ziad, L’Express

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