la ville de Lodz © DR

Trafic de cadavres et chasseurs de peaux

Le Vif

En 2002, le plus grand quotidien polonais, Gazeta Wyborcza, révèle les dessous du macabre trafic qui se joue dans la ville de Lódz : les équipes médicales de l’hôpital et les pompes funèbres y marchandent les dépouilles des défunts. Un « nécro-business » qui va même plus loin, puisque des praticiens sont soupçonnés de hâter le trépas de certains patients.

L’homme avait hésité à témoigner. Cogité pendant plusieurs mois. Pris mille précautions pour organiser la rencontre – « Dans un café ? » « Non, quelqu’un que je connais pourrait rentrer… Et puis dans les locaux de votre rédaction, on pourrait me voir et faire le lien… » Alors le rendez-vous avait eu lieu un soir, chez lui, dans son petit appartement modestement meublé. Face aux journalistes du quotidien Gazeta Wyborcza, qui enquêtent alors sur les accointances entre le personnel des urgences et les entreprises de pompes funèbres de Lódz, ce médecin l’avait avoué sans broncher : « J’ai peur. » Malgré tout, il fallait raconter, expliquer, parce que « tout cela est allé trop loin. » Tout cela ? « Vous savez sans doute ce qu’est une peau », lance le praticien, faisant référence au terme utilisé dans le jargon hospitalier pour désigner les dépouilles des défunts. Oui, ils savent. « Mais savez-vous qu’on peut « fabriquer » une peau ? »

Ainsi commence l’affaire qui, le 23 janvier 2002, bouleverse la Pologne. En Une et sous le titre-choc « Les chasseurs de peaux » (Lowcy skór), le journal déroule, témoignage après témoignage, les relations troubles nouées, depuis plus de dix ans, entre les équipes médicales et les sociétés de pompes funèbres de cette ville de 800 000 habitants. Minutieusement, les enquêteurs décrivent les mécanismes d’une course aux cadavres qui a transformé des corps humains en marchandise. Qu’on peut acheter, vendre, négocier. Voire « fabriquer ». Un trafic macabre qui n’a pas tardé à générer un milieu crapuleux où on abuse des pots-de-vin et du chantage, où on pose des bombes et recrute des tueurs à gages pour se débarrasser de ses adversaires. Une charmante mafia des morgues.

Le capitalisme s’étend à tout

Pourtant, à l’origine, le système n’est qu’un business parmi d’autres. En ces temps de libéralisation économique post-communiste, le capitalisme s’étend à tout, même à la mort – un secteur d’autant plus lucratif que la sécurité sociale alloue à chaque famille endeuillée une somme forfaitaire de 4 000 zlotys (environ 900 euros) pour faire face aux dépenses liées au décès… Il faut imaginer le tableau : lorsque les services médicaux d’urgence interviennent au domicile d’une personne malade ou blessée, leur rôle est bien sûr de tenter de la sauver – puis de prononcer son décès éventuel. Mais il n’est pas de s’occuper de la dépouille. Aux proches de s’organiser, démarche après démarche, pour faire transporter le corps à la morgue, prévoir l’enterrement…

Prendre en charge les morts « à demeure » : l’activité est peu ragoûtante, mais le créneau, tout trouvé. Les entreprises funéraires (dont la création n’est soumise à aucun contrôle) sortent de terre comme des champignons – quel Polonais ne cherche pas alors à monter sa petite entreprise, espérant faire fortune et changer de vie ? – et la concurrence fait rage. Or, quelle meilleure façon d’être le premier sur les lieux d’une disparition que de récupérer l’information auprès du personnel des urgences ?

D’abord envisagé comme un échange de bons procédés entre collègues donnant lieu à quelques cadeaux (les caisses de vodka étaient particulièrement appréciées…), le système a rapidement dégénéré. Les employés des urgences ont commencé à monnayer ces renseignements (si les premières « peaux » se négociaient autour de 5 zlotys, soit le prix d’un paquet de cigarettes, les tarifs pouvaient atteindre, sur la fin, de 1 200 à 1 800 zlotys) et à entretenir des liaisons privilégiées avec certaines équipes d’ambulanciers.

Le Pavulon, l’arme fatale

La mécanique se met en place : le coordinateur des urgences envoie une ambulance complice au domicile du défunt ; l’ambulancier, sans même demander son avis à la famille, contacte la société de pompes funèbres associée. Qui, non contente de s’occuper du transport, fait également signer aux proches encore chamboulés (et peu au fait des procédures) des documents qui les engagent à lui confier l’organisation des obsèques… Voire à aller récupérer directement l’aide versée par la sécurité sociale ! Si la famille proteste, aucun problème, la petite bande a de quoi la faire plier. Ne suffit-il pas d’indiquer, sur le certificat de décès, que la mort peut être liée à « l’intervention d’un tiers » pour qu’un soupçon de meurtre pèse sur les proches et que s’ouvre une enquête policière ?

Mais il y a pire : la fameuse « fabrique de peaux ». Les journalistes de Gazeta Wyborcza révèlent comment certaines équipes médicales retardaient leur intervention, préférant récupérer un corps – pour lequel elles toucheraient d’emblée une commission – plutôt que de s’échiner à sauver un patient. Une pratique qu’elles-mêmes avaient baptisée « à la McDonald » – le burger avant l’urgence, en somme…

Des médecins aussi semblent avoir sérieusement mis à mal leur serment d’Hippocrate. Tandis que certains remplissaient le certificat de décès alors que le pouls du patient battait encore, d’autres prenaient carrément les devants. L’arme fatale de ces « anges de la mort » ? Le Pavulon, un relaxant musculaire facilitant l’intubation et utilisé lors d’anesthésies en salle d’opération. Sauf qu’il était – bizarrement – surconsommé aux urgences. Et qu’on en trouvait même dans des ambulances qui ne disposaient pas de l’équipement nécessaire pour aider les malades à respirer…

Des vieillards achevés

Meurtres, corruption, atteinte à la dignité des défunts et système de santé en perdition : le scandale est immense, d’autant que les autorités reconnaissent que ce « nécro-business » – qui prospère sur les faibles salaires des praticiens – touche d’autres villes du pays. Après enquête et procès, la cour d’appel de Lódz prononce, le 9 juin 2008, la condamnation de quatre personnes (1) : deux médecins (Paul Wasilewski et Janusz Kulinski) écopent de cinq et six ans de prison – des peines assorties de dix ans d’interdiction d’exercice de la médecine ; un ambulancier (Karol Banas) est, lui, condamné à vingt-cinq ans de prison pour l’assassinat « particulièrement cruel » d’une patiente, et pour complicité avec Andrew Nowocien, un autre ambulancier envoyé en prison à vie pour quatre meurtres. Lors de l’audience, le compagnon de cellule de Nowocien avait raconté, horrifié, comment celui-ci s’était vanté d’avoir tué au moins 50 personnes (à coups d’extincteur, par étouffement) dans son ambulance ; il estimait même avoir fait faire des « économies à la Sécu en achevant ces vieillards ». Dont acte. En 2009, la Cour suprême a confirmé ces jugements, ne manquant pas au passage – tradition catholique oblige – de citer la Bible : « L’amour de l’argent est la racine de tous les maux. »

(1) 37 autres personnes (personnel médical et propriétaires d’entreprises de pompes funèbres) étaient également poursuivies dans cette affaire, mais ont été relaxées, en 2013, faute de preuves.

Par Natacha Czerwinski

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