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Tout vendre pour atteindre Lesbos

Le Vif

L’île grecque est une des principales portes d’entrée en Europe pour les candidats réfugiés. Ils traversent la mer Egée clandestinement et à prix d’or. Le passage de Turquie en Grèce est devenu un commerce très lucratif.

La côte turque n’est qu’à quelques kilomètres. Depuis le nord de l’île de Lesbos, on voit sans peine ses montagnes et ses forêts d’oliviers clairsemés. Après quelques minutes d’observation, on aperçoit sur la mer Egée deux petits points noirs quitter le rivage. Deux bateaux gonflables motorisés qui avancent lentement vers la Grèce, vers l’Europe. A mi-parcours, l’un d’eux rebrousse chemin. L’autre avance lentement, comme par à-coups. On devine bientôt de multiples petites taches orange à leur bord. On comprend vite qu’il s’agit de gilets de sauvetage. Le bateau est bondé de réfugiés fuyant la Syrie, l’Afghanistan ou l’Irak. Il se dirige vers la plage située entre Efthalou et Molyvos, là où deux jeunes gens agitent des gilets comme des sémaphores.

Après de longues minutes, l’embarcation atteint la plage de galets. Une plage recouverte de débris de bateaux pneumatiques et de gilets de sauvetage, comme autant de traces des précédents débarquements. Quelques hommes se jettent à l’eau et attrapent les bébés, les enfants. Les femmes s’extirpent aussi vite qu’elles le peuvent. Plusieurs tombent. En quelques minutes, près de 70 personnes ont foulé le sol de Lesbos. Ce petit groupe est saisi par l’émotion. Les voilà en Europe. De jeunes garçons se tapent dans la main. Un père de famille, à peine sorti du bateau, s’agenouille sur la plage et entame une prière, très vite imité par sa jeune fille. Des téléphones portables sont dégainés, des selfies sont pris, des appels effectués. La joie après les épreuves. Mais le soulagement est de courte durée.

Des gilets de sauvetage de réfugiés sur une plage de Lesbos.
Des gilets de sauvetage de réfugiés sur une plage de Lesbos. © REUTERS

Un jeune homme vient d’apprendre qu’il n’est pas du tout à Mytilène, la capitale de Lesbos. Mais à 70 kilomètres plus au nord. Il découvre qu’il lui faudra probablement marcher jusque-là. Un volontaire lui expliquera ensuite qu’il devra dormir à la rue. Car c’est de Mytilène, dont chaque recoin est aujourd’hui occupé par des réfugiés, qu’un départ vers Athènes, puis vers l’Allemagne, après de nombreuses étapes, sera possible. La déconvenue est réelle chez ce jeune homme. « Les gens en Turquie m’ont dit qu’on arriverait près de Mytilène. Je suis un peu perdu », avoue-t-il, déjà prêt à prendre la route, habitué aux épreuves d’un périlleux voyage.

Comme une agence de voyage organisée

« Les gens en Turquie », auxquels ce jeune homme fait allusion, ce sont bien sûr les passeurs. Depuis quelques mois, ils ont saisi l’occasion de l’exode massif de Syriens, d’Afghans et d’Irakiens vers l’Europe pour engranger de juteux profits. Car les possibilités d’accéder légalement et en sécurité au territoire de l’Union européenne sont inexistantes pour ces personnes en exil qui, pour la plupart, obtiendront l’asile une fois en Europe. « A cause de la sécurisation accrue des frontières, de la clôture installée à la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie et de la pratique des refoulements vers la Turquie, la grande majorité des réfugiés tente le voyage par la mer », peut-on lire dans un récent rapport d’Amnesty International au sujet de Lesbos.

L’île est devenue en quelques mois un des principaux points d’entrée en Europe. Selon les derniers chiffres publiés par l’Organisation internationale des migrations, sur les 366 400 migrants qui ont traversé la Méditerranée dans les premiers mois de 2015, 256 000 l’ont fait par la Grèce. Les autorités locales de Lesbos, débordées par l’afflux de migrants, affirment que 150 000 personnes ont débarqué sur leur sol au cours des huit premiers mois de l’année.

Si la traversée est moins périlleuse que celle qui conduit les migrants de Libye vers l’Italie, elle n’est pas non plus sans dangers. Au moins 105 personnes y ont trouvé la mort en 2015. Le 30 août, un jeune homme est décédé lors d’une course-poursuite entre gardes-côtes et passeurs. « Chaque jour, nous intervenons pour 5 ou 10 bateaux de réfugiés dont les moteurs ne fonctionnent plus », témoigne un garde-côte de Molyvos. « Les embarcations ne sont pas faites pour accueillir 70 personnes », ajoute Jean-Noël Magnin, qui coordonne les équipes de Frontex (l’agence européenne de sécurité aux frontières extérieures) sur l’île grecque.

Traverser ce petit bout de mer Egée coûte très cher. En moyenne, les réfugiés payent 1 200 euros pour cette « croisière ». Les passeurs ont le sens du commerce. Le ticket pour l’Europe est gratuit pour les bébés de moins d’un an et souvent moitié prix pour les enfants de moins de 10 ans, selon plusieurs réfugiés. Un bateau transporte de 50 à 70 personnes. Vingt à cinquante bateaux accostent chaque jour sur les plages de Lesbos. Chaque traversée vaut donc de l’or. Ces derniers mois, ces voyages vers la Grèce ont rapporté des millions d’euros à différents réseaux. « Les trafiquants agissent comme une vraie agence de voyages organisés », affirme Jean-Noël Magnin. En effet, l’offre qu’ils proposent est variée. Il existe différentes « gammes » de traversées. Il est par exemple possible d’aller fouler le sol de l’Europe en « scooter des mers ». Mais le prix, supérieur à 3 000 euros, est prohibitif. Les cales de bateaux de plaisance sont aussi investies par les réfugiés et les voyagistes clandestins. Mais l’option la plus courante reste le bateau pneumatique, aux moteurs bien peu fiables.

« Le flingue sur la tempe »

Les migrants venus de Syrie, d’Afghanistan ou d’ailleurs arrivent généralement en bus dans la région d’Izmir. Puis ils attendent « dans la jungle », près de la côte, que vienne leur tour. Une attente de quelques heures… qui peuvent s’étirer sur plusieurs jours. Souvent, les « passeurs » présents sur la côte turque sont des intermédiaires, parfois turcs, mais souvent d’autres nationalités, entre les réfugiés et les réseaux. C’est ce que raconte Maan, Syrien en fuite avec sa femme et ses deux enfants : « Pour traverser, on contacte des Turcs par l’intermédiaire de Syriens ou d’Egyptiens. On leur donne l’argent. Une fois qu’on est arrivés en Grèce, on les appelle pour qu’ils donnent l’argent aux Turcs. » Une façon de ne payer que contre un service effectivement rendu.

Quant aux traversées elles-mêmes, les passeurs y prennent de moins en moins part. Le coordinateur des opérations de Frontex affirme que 200 interpellations de trafiquants ont eu lieu cette année côté grec. Les peines encourues sont lourdes. Elles se comptent en années de prison. Les réfugiés sont donc plus souvent livrés à eux-mêmes. Ayub, un jeune Syrien de 25 ans qui envisage de venir en Belgique « parce que c’est calme », garde un très mauvais souvenir de son passage : « C’est moi qui ai conduit le bateau. On m’a mis le flingue sur la tempe et on m’a dit « Vas-y », alors j’y suis allé. C’était difficile. Il y avait cinquante personnes dans ce bateau. Des bébés qui criaient, des enfants. » A quelques encablures, l’embarcation plus petite des passeurs. « Le plus petit bateau nous guide un peu, jusqu’aux eaux territoriales grecques, puis il retourne en Turquie », détaille un jeune homme originaire d’Idlib. C’était donc ça, le deuxième petit point noir qui rebroussait chemin lors de la traversée. Bien sûr, il arrive toujours que des « passeurs » franchissent eux-mêmes la frontière en compagnie des réfugiés.

Réfugiés syriens au large de Lesbos, le 23 août 2015
Réfugiés syriens au large de Lesbos, le 23 août 2015© REUTERS/Alkis Konstantinidis

Une fois en Grèce, d’autres passeurs prennent parfois le relais. « On nous donne des numéros de téléphone à appeler à Athènes, nous dit Mahmoud, originaire d’Afghanistan. Mais je ne préfère pas les appeler. Ce sont des menteurs. Il faudrait payer presque 5 000 euros pour aller d’Athènes jusqu’en Allemagne, sans être sûrs qu’ils nous y emmèneront. Pas question. » Et en effet, après les épreuves de Lesbos, après 10 heures de ferry, lorsque les réfugiés arrivent à Athènes, on les voit chercher leur chemin, hésitants, en direction de la gare routière, pour prendre le bus vers Thessalonique, puis vers la Macédoine, tout en craignant cette dernière ainsi que les frontières serbes et hongroises aux bien mauvaises réputations. Et aux barbelés hostiles.

Payer le prix de l’Europe

Les sommes que doivent débourser les réfugiés aux passeurs sont considérables. La seule traversée de la mer Egée coûte près de 5 000 euros pour une famille avec trois enfants. Les exilés qui viennent en Europe ne sont pas toujours les moins fortunés. « Parmi les Syriens qui font le voyage, beaucoup avaient des ressources financières là-bas, un bon statut avant la guerre », nous expose Anna Panou, psychologue chez Médecins du monde. « J’ai vendu ma maison, mes deux voitures, mes affaires pour pouvoir fuir la guerre, pour offrir une bonne éducation à mes quatre filles. J’étais pharmacienne à Alep », confie cette jeune mère de famille à peine sortie de son bateau, pointant ses enfants, tirées à quatre épingles malgré la traversée et l’attente en Turquie. Un témoignage parmi d’autres. L’un a vendu son cyber-café, l’autre sa voiture. Bref, tout vendre pour s’octroyer la chance d’un nouveau départ en des contrées plus tranquilles.

Les modalités de financement d’un tel voyage sont multiples. Certains ont reçu des prêts de membres de leur famille déjà installés à l’étranger. D’autres, et ils sont nombreux, ont posé leurs bagages en Turquie, à Istanbul, pendant quelques mois, voire quelques années, pour y travailler le temps de rassembler assez d’argent pour poursuivre le voyage. D’autres enfin, surtout parmi les Afghans, « scellent un accord avec le passeur, souvent de la même nationalité qu’eux. Ils peuvent passer et ils les rembourseront ensuite », nous apprend-on. On ne peut pas vraiment parler ici de « geste », ni commercial, ni humain. Ces personnes ont généralement des moyens de pression sur la famille restée au pays d’origine, nous confirme une source policière qui, cependant, estime que ces cas de figure sont « assez rares ».

Parmi les réfugiés, beaucoup ont tenté plusieurs fois leur chance pour réussir à traverser. C’est le cas de cette mère de quatre jeunes filles, évoquée précédemment : « J’ai dû essayer trois fois de traverser. Les gardes-côtes turcs nous ont interceptés une première fois. Une autre fois, il y a eu un problème de moteur. A chaque fois, j’ai dû débourser 5 000 euros », regrette-t-elle. A ce rythme-là, les économies fondent au soleil.

Par Cédric Vallet

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