1997 : le golf a trouvé son Mozart. © Stephen Munday /Gettyimages

Tiger Woods, génie déchu

Le Vif

Peut-on être un des plus grands sportifs de l’histoire et pointer au-delà de la 1 000e place de son sport ? C’est l’incroyable situation de Tiger Woods, génie du golf tombé en enfer. Il avait tout pour être heureux : il ne lui reste que sa fortune. Et sa douleur.

Stewart Hagestad ne se serait jamais attendu à pareille renommée. Agent immobilier et golfeur amateur, pointant à la 1 068e place mondiale de l’OWGR (Official World Golf Ranking), son nom est aujourd’hui connu de tous les golfeurs. Son mérite ? Aucun. Son palmarès ? Néant. Juste qu’en étant 1 068e joueur mondial au 7 août 2017, l’Américain est aussi le dernier à… devancer Tiger Woods. Oui, le Tiger Woods qui a occupé la première place mondiale 623 semaines durant (record absolu) – le Tiger Woods qui a terminé douze fois l’année à la première place. Oui, c’est bien ce Tiger Woods-là qui, à 41 ans, est à présent classé 1 069e joueur du monde. Deux semaines plus tôt, pour la première fois de sa carrière, le  » Tigre  » avait basculé au-delà de la 1 000e place mondiale (1 005e). Il était tombé de la première à la 32e place mondiale en 2014, à la 416e fin 2015, avait fini 2016 à la 652e : pour l’heure, ni retour ni retraite ne sont annoncés pour 2018…

En 2017, lors de son interpellation.
En 2017, lors de son interpellation.© ZUMA Wire/Belgaimage

L’an prochain, il y aura dix ans que Tiger Woods a gagné son dernier Major (1), lui qui en avait remporté 14 en neuf ans. Seul le légendaire Jack Nicklaus a fait mieux : 18 titres… répartis sur 24 années ! Woods-Nicklaus : les deux plus grands champions, le plus jeune et le plus vieux vainqueur du Masters. Le 31 mai dernier, Nicklaus, 77 ans, sort de son silence. Le  » Golden Bear  » a les larmes aux yeux en évoquant le  » Tiger  » :  » Tiger est mon ami. Il souffre, il a besoin de beaucoup de soutien, il peut compter sur moi.  » Deux jours plus tôt, le bureau du shérif du comté de Palm Beach, Floride, a publié la photo d’un homme hagard, yeux bouffis, regard dans le vide, mal rasé, cheveux en bataille. La police l’a arrêté non loin de son domicile de Jupiter, endormi au volant de sa voiture cabossée, arrêtée au bord de la route, pneus crevés, moteur allumé. Il tient des propos incohérents, rate les tests d’ébriété, est envoyé au cachot pour  » conduite sous influence « . Pourtant, ni alcool ni drogue mais des médicaments, beaucoup de médicaments, abrutissants – antidouleurs et anxiolytiques.

Le mugshot de Woods fait le tour de l’Amérique : une tête de dealer sous crack qui contraste tellement avec celle par laquelle le monde l’avait découvert juste vingt ans plus tôt. Sur cette photo-là, le 13 avril 1997, un gamin de 21 ans 3 mois et 14 jours, sourire Colgate, pull rouge Nike comme à chaque dernier round de chaque tournoi, lève le poing rageusement après avoir bouclé le Masters d’Augusta avec un 18 sous le par (270 coups). Un récital, le golf a trouvé son Mozart ! Le plus jeune vainqueur du Masters arbore un visage poupin, c’est presque encore un enfant, il n’a pas eu d’adolescence, mais il est déjà le gendre idéal de l’Amérique, préfigurant l’avènement de Barack Obama.

En 1997, il devient le gendre idéal de l’Amérique, préfigurant l’avènement d’Obama

Car, on l’a compris, sa victoire n’est pas que sportive. Ce jour-là, il n’est pas seulement le plus jeune vainqueur d’Augusta ni le futur plus grand champion de l’histoire : il est aussi et surtout le premier Noir ( » African American « ) vainqueur du Masters et d’un Major dans un sport où la PGA (Professional Golfers’ Association of America) a attendu 1961 pour supprimer la  » Caucasian-only clause  » interdisant la participation de non-Blancs à ses compétitions. Du reste, fils d’un GI noir vétéran du Viêtnam et d’une Thaïlandaise, Woods est aussi le premier  » Asian American  » dans le cas et se définira même comme  » Cablinasian  » ( » Caucasian Black Indian/Native Asian « ) en raison de ses origines multiples. Il n’a jamais été militant. N’a jamais parlé autrement que par ses résultats. Quand, en avril 1997, il revêt la  » green jacket  » réservée aux membres de l’Augusta National Golf Club et aux vainqueurs du Masters, il a déjà fait tomber pas mal de barrières. Augusta, c’est la Géorgie, un des Etats les plus ségrégationnistes des Etats-Unis, Ray Charles a chanté Georgia On My Mind après avoir été interdit de s’y produire. Et Augusta, écrin d’un des plus beaux parcours du monde, n’en incarne pas moins cette Amérique sudiste raciste. Il n’a accueilli son premier membre noir qu’en 1990, quand la PGA l’a menacé d’exclusion. Jusqu’en 1983, on respectera la volonté du fondateur Clifford Roberts d’imposer ses propres caddies aux golfeurs du monde entier lors du Masters :  » Moi vivant, les golfeurs seront blancs et les caddies seront noirs !  » Il est mort en 1976 sans avoir vu Woods l’emporter. Avec un caddy blanc…

L’apport de Woods serait donc d’abord sociologique. Sport blanc par excellence, le golf ne voit plus aujourd’hui les Noirs comme des intrus sur ses fairways. Sur le plan marketing, Woods n’est pas clivant, il n’est pas un sportif  » noir « . Nike lui a signé son plus gros contrat, 100 millions de dollars, et s’est mis à fabriquer du matériel de golf juste durant son règne, Gillette l’a bombardé  » perfection au masculin  » aux côtés de Thierry Henry ou Roger Federer et c’est évidemment son nom qui sert de marque aux jeux vidéo de la PGA, à faire exploser les dotations des tournois, à affoler les audiences TV – who else ? Car, en termes de marketing, Woods est le produit parfait pour une Amérique manichéenne : il est seul contre tous, l’homme à abattre, résistant au peloton de 150 types qui rêvent de le faire tomber à chaque tournoi.

Dans la foulée d’Augusta 1997, Tiger devient le plus jeune numéro 1 mondial de l’histoire. Son palmarès affiche 14 victoires en Majors (4 Masters, 3 US Open, 3 British Open, 4 USPGA). Milieu des années 2000, Woods, au sommet de son art et populaire comme aucun golfeur ne l’a jamais été, épouse un mannequin suédois, avec qui il a eu deux enfants et devient le premier sportif de l’histoire milliardaire en dollars (gains estimés à 1,5 milliard). Sportivement, il plane, écrase la concurrence, son jeu est irréel.

Le premier Noir devenu président en compagnie du premier Noir vainqueur du Masters.
Le premier Noir devenu président en compagnie du premier Noir vainqueur du Masters.© TIMOTHY A. CLARY/Belgaimage

Bref, rien qui puisse troubler la sérénité, bouddhiste, de l’homme parfait. Mais, en décembre 2009, la vie de Tiger Woods bascule, sa carrière aussi. Il était l’icône de la presse sportive, le voilà la proie de la presse à sensation, qui révèle ses infidélités à répétition : il ne se drogue pas, ne boit pas mais est addict au sexe. Toutefois, ses rares proches le savent : ce n’est pas de là que date le saut du  » Tigre  » dans le vide. Mais de trois ans plus tôt quand, en mai 2006, meurt Earl Dennison Woods.

Lieutenant-colonel de l’armée américaine après avoir connu la ségrégation, il a découvert le golf à l’âge de la retraite militaire. Et a eu un fils, Eldrick Tont. Frappé de manière quasi mystique, il a surnommé le gamin Tiger en souvenir d’un pilote du Sud-Viêtnam avec qui il a combattu :  » Je savais qu’un jour mon fils serait célèbre, que Tiger Phong en entendrait parler là-bas et se dirait : « Tiger ? Ce doit être le fils de mon ami Woody ! »  » Tiger sera sa chose : à deux ans, il le met au golf ; à trois, le prodige  » putte  » avec Bob Hope à la télé ; à huit, il est champion du monde. Earl l’a décidé : Tiger sera le meilleur du monde. Il l’élèvera tel un samouraï, selon les préceptes des seigneurs de guerre et du bouddhisme à la fois. Lui prodiguera une formation digne de West Point. Lui apprendra les rapports de force, la violence des relations humaines, la discipline militaire, le mental d’acier. Pas de vacances, pas d’amis, pas d’enfance, pas de jeunesse : taper sur des balles, encore et encore.

En décembre 2009, la vie de Tiger Woods bascule, sa carrière aussi

Woods n’a jamais eu de préparateur mental ; c’était son père. La légende Arnold Palmer déclarera :  » Tiger s’est perdu, a perdu son éthique, après la mort de son père.  » Woods n’a pas tué le père qui vient de disparaître, il s’y substitue, devient à son tour infidèle et coureur, obsédé par l’armée, à tel point, dit-on, qu’il ne pense plus qu’à s’enrôler. L’homme qui maîtrisait ses nerfs mieux que tout le monde, clé absolue sur les greens, a craqué : les tabloïds collectionnent ses aventures avec des actrices porno, des prostituées, au mieux des serveuses de bars. Violentes disputes avec sa femme, crash en voiture, excuses publiques, divorce à 100 milllions de dollars, retraite sportive de quelques mois : classique scénario cathartico- médiatique made in USA…

En 2017, dans The 1997 Masters, Woods est revenu sur ce tournoi historique.
En 2017, dans The 1997 Masters, Woods est revenu sur ce tournoi historique.© TIMOTHY A. CLARY/Belgaimage

Son corps aussi est démoli : Tiger Woods a toujours poussé les limites à l’extrême, n’a jamais rien fait à moitié. Sa préparation physique et musculaire exagérée l’a conduit à l’autodestruction. Pour ne pas donner d’espoir à ses adversaires, il cache ses blessures, revient trop tôt à la compétition. Il souffre le martyre. Quatre opérations au genou gauche en quatorze ans. Quatre au dos depuis trois ans, la dernière en avril. Un mois après celle-ci, il lâche :  » Je ne me suis plus senti aussi bien depuis des années.  » Quatre jours plus tard, il s’effondre dans sa cellule de Palm Beach… Woods n’a plus de calendrier. Il lutte contre la douleur et la dépression, une lutte à mort entre la tentation de replonger et le désir fou de revenir. La question n’est même plus de savoir s’il redeviendra un jour un sportif, un golfeur, un champion, mais quel homme il sera demain. Woods était seul sur sa planète.  » Il n’y a de plus profonde solitude que celle du samouraï. Si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle « , dit le bushido, le code des samouraïs. Aujourd’hui, le sportif est brisé. Le golfeur fini. Le champion mort. L’homme colossalement riche. Le tigre encore plus seul dans la jungle du monde.

(1) Les quatre tournois qui composent le Grand Chelem : Masters, US Open, British Open, USPGA.

Par Jean-François Lauwens.

« Il a forcé les autres à être bons partout »

Non content d’être le plus grand champion de sa discipline, Woods a révolutionné le golf comme aucun de ses homologues « plus grands champions de leur sport » (Federer, Merckx, Ali, Pelé, Lewis, Jordan…) ne l’a fait. Ils ont été des géants, ont écrit des palmarès extraordinaires mais n’ont pas « changé » le jeu comme Woods l’a fait.

« En réalité, relève Vincent Borremans, manager des numéros 2 (Nicolas Colsaerts) et 3 (Thomas Detry) belges, Tiger Woods est devenu le meilleur en étant brillant dans tous les aspects de la discipline. Résultat : il a obligé tous ses adversaires et tous ceux qui l’ont suivi à être bons en tout. D’abord, il a contraint tous les joueurs à être « longs » (NDLR : à taper la balle le plus loin possible depuis le départ du trou), se disant que plus loin irait son drive, mieux ce serait. Auparavant, il y avait des joueurs qui avaient un fort bon drive et puis perdaient cet avantage dans le petit jeu (NDLR : le putting sur le green), d’autres qui avaient un très bon petit jeu permettant de rattraper leur drive médiocre. Avec Woods, c’était fini : il avait un drive puissant, parfait techniquement et très long, comme on n’en avait jamais vu, et il était imbattable dans le petit jeu. Bref, tous les golfeurs du monde ont été contraints de progresser en termes de jeu et de préparation, tant techniquement que physiquement. C’est tellement vrai que même les parcours ont changé avec Woods : son jeu était tellement long que l’on a dessiné des terrains plus longs. Aujourd’hui, un parcours fait 750 à 800 m de plus qu’avant, l’équivalent d’un trou et demi : c’est fou. »

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