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Terrorisme: « Nous pouvons résister à la terreur »

Le Vif

Le criminologue Alain Bauer et le psychologue Ariel Merari confrontent leurs points de vue sur la réponse au terrorisme. Et analysent les répercussions des attentats sur nos vies quotidiennes.

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) en France. Il cosigne, avec Christophe Soullez et François Freynet, Comment vivre au temps du terrorisme. Vigilance, résilience, résistance (1). Ariel Merari, psychologue, est l’ancien directeur du département de recherche sur la violence politique de l’université de Tel-Aviv. Confrontation de leurs analyses au lendemain de la tragédie de Londres.

Après les attaques de Manchester et de Londres, est-il clair que les nations occidentales dans leur ensemble sont entrées dans un cycle terroriste long ?

Alain Bauer.
Alain Bauer.© P. Gaillardin

Alain Bauer Tous les cycles terroristes du passé contemporain ont duré au moins une vingtaine d’années. Et se sont assez mal terminés. Qu’on choisisse 1995 (Khaled Kelkal), 2001 (World Trade Center) ou 2012 (Mohamed Merah) comme point d’origine de la période actuelle, il semble bien que le cycle présent risque d’être plus long que les autres. Mais le temps et l’espace se sont rétractés depuis la  » twitterisation  » du monde et des cerveaux. On peut donc espérer que les attaques en cours, qui relèvent plus du  » lumpenterrorisme  » ou de l' » uberterrorisme  » que de l’hyperterrorisme, sont aussi le chant du cygne de l’Etat islamique. Ce qui n’empêchera pas ses clones de se reproduire, ici et là.

Ariel Merari Le terrorisme est la forme la plus élémentaire du combat armé. Pour mener une guerre conventionnelle, une armée est nécessaire. Pour conduire une guérilla, il faut un nombre important de combattants organisés en unités et un terrain praticable. Pour mener à bien une action terroriste, en revanche, vous avez seulement besoin d’une personne armée d’une bombe artisanale, d’un couteau, d’un pistolet ou d’un camion. C’est la raison pour laquelle le terrorisme a été – et sera toujours – le premier moyen choisi par des individus pour promouvoir leurs croyances. Le terrorisme islamiste en Europe est motivé et maintenu en activité par des facteurs différents, l’un externe, l’autre interne. Le facteur externe est la quête violente des musulmans radicaux, au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, pour retrouver la gloire de l’âge d’or de l’islam. De là sont nés Al-Qaeda et le groupe Etat islamique.

Et le facteur interne ?

A. M. Le facteur interne tient aux deuxième et troisième générations issues des immigrés musulmans en Europe occidentale. Ils se sentent rejetés et privés de l’essentiel par la population européenne indigène. Le terreau qui crée cette profonde insatisfaction ne va pas disparaître de sitôt, et la vague terroriste qui déferle actuellement a toutes les chances de se prolonger pendant les années à venir.

Faut-il repartir de l’intuition du philosophe Raymond Aron, qui parlait de  » disproportion entre l’acte et sa répercussion psychologique  » ?

A. M. Les dommages physiques causés par les attaques terroristes sont tout à fait négligeables en termes de statistiques à l’échelle d’une nation. Par exemple, le nombre de morts dues au terrorisme est sans commune mesure avec celui des morts dues aux accidents de la route. L’effet réel du terrorisme est psycho-politique : c’est son impact émotionnel sur la population qui va avoir un retentissement sur les prises de position politiques de celle-ci. En ce sens, le terrorisme est une forme de guerre psychologique, et une bataille décisive se joue dans l’opinion publique.

Il semble bien que le cycle terroriste présent risque d’être plus long que les autres »

A. B. On peut dire sans problème sur ce sujet que Raymond Aron avait raison et qu’il vaudrait mieux avoir raison avec lui. Sur le fond, les sociétés occidentales apprennent la vigilance et la résilience face à la guerre comme face au terrorisme. Mais leur gestion de la diversité a souvent permis d’atténuer l’ampleur répétitive du risque terroriste, malgré le côté spectaculaire des hyperattentats de 2001. Si la situation avait évolué vers une multiplication de micro-attentats très récurrents, si l’état d’urgence avait véritablement handicapé le fonctionnement de la société et les flux, alors un risque d’épuisement moral aurait pu être ressenti. La question centrale est devenue celle de la résistance des sociétés et de leur capacité à dépasser le risque terroriste pour imposer un processus de pacification par la résolution de problèmes dont beaucoup sont très anciens et dont nous refusons de prendre en compte la complexité. Les Britanniques semblent, malgré des tensions persistantes, tenir le choc.

Cette menace est-elle en train de modifier les comportements quotidiens ?

Ariel Merari.
Ariel Merari.© D. Merari

A. M. Si vous interrogez simplement les gens pour savoir dans quelle mesure ils craignent le terrorisme, vous trouverez vraisemblablement de hauts niveaux d’anxiété. Dans une série d’études d’opinion publiées en Israël, le professeur Asher Arian, de l’université de Tel-Aviv, a interrogé de façon approfondie mes compatriotes sur la peur que leur inspire le terrorisme. Une proportion très élevée de personnes interrogées ont répondu qu’elles étaient inquiètes ou très inquiètes que leur famille ou elles-mêmes soient la cible d’une attaque terroriste. La peur la plus répandue a été mise en évidence dans les périodes où l’incidence des attaques terroristes était le plus faible. Des niveaux d’inquiétude un peu plus bas, mais encore très élevés, ont été mis en évidence aux Etats-Unis ces dernières années dans des sondages Gallup. Deux raisons semblent motiver cette perception erronée : tandis que les accidents de la route ne sont pas intentionnels, les attaques terroristes sont perçues comme l’effet d’une volonté délibérée de nuire ; en outre, tout se passe comme si la probabilité d’être la victime d’un accident de la route apparaissait encore maîtrisable et évitable, au prix d’une prudence accrue. Les attaques terroristes sont ressenties par les sujets comme étant incontrôlables.

A. B. La menace modifie peu les comportements quotidiens. Et sans doute pas encore suffisamment notamment du fait du panurgisme naturel des opérateurs sociaux et de la fatigue des dispositifs de sécurité récurrents et statiques. La capacité de flexibilité des dispositifs de sécurité ne handicape que très peu la vie quotidienne. On est loin du Blitz. Ou de la situation de tension dans les colonies israéliennes des territoires. On a peur, mais on s’adapte.

(1) First, 196 p.

Entretien: Alexis Lacroix

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