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Syrie: qui sont ces djihadistes dont se sert Damas?

Le régime syrien agite l’épouvantail de la présence d’Al Qaïda et d’autres groupes djihadistes dans l’espoir de décrédibiliser l’opposition et d’effrayer les Occidentaux. Mais qui sont vraiment ces mouvements? Quelles sont leurs intentions? A qui d’autre profite leur présence?

« La guerre d’Al Qaïda pour la Syrie », titre le Wall Street Journal. A l’instar du quotidien américain, plusieurs journaux ont témoigné récemment de la présence de plus en plus visible de djihadistes en Syrie. Quel est leur vrai poids au sein de la rébellion? Quels sont leurs buts? Peuvent-ils détourner à leur avantage le soulèvement du peuple syrien? LeVif.be fait le point.

Qui sont et d’où viennent les djihadistes présents en Syrie?

Les djihadistes sont quelques centaines, voire un millier, d’après les estimations les plus sérieuses. Dans tous les cas, ils sont très minoritaires. Il existe quatre ou cinq groupes clairement identifiés, réunissant quelques centaines de combattants. Parmi eux, on peut noter le groupe de Jabhat al-Nusra (« le front de protection du Levant ») qui se présente comme la branche syrienne d’Al Qaïda. Jabhat al-Nusra a revendiqué plusieurs attentats à Midan, à Alep et à Damas, mais est très peu actif en matière de guérilla.

« Sauvons la Syrie au nom de Dieu »

Si certains groupuscules ont un ancrage local, comme Jabhat al-Nusra, d’autres djihadistes viennent de l’étranger. Selon le Guardian, ils sont originaires du Caucase, du Pakistan, du Bangladesh, des Etats du Golfe, de Tunisie, d’Ouzbékistan, mais aussi de France et de Grande-Bretagne. Parmi les djihadistes, nombreux seraient ceux qui ont combattu la coalition militaire emmenée par les Etats-Unis en Irak, après 2003. Le régime de Bachar el-Assad avait lui-même favorisé leur entrée sur le territoire irakien au moyen de routes secrètes. Ces passages se retournent désormais contre Damas, les djihadistes empruntant le chemin inverse.

Les combattants étrangers sont-ils tous djihadistes ?

Non, à l’image de Mahdi al-Harati, un Libyen ayant mené la bataille de Tripoli, qui a organisé un groupe de volontaires pour combattre en Syrie. « Ce n’est pas un djihadiste. Il se voit comme un révolutionnaire libyen venu aider les Syriens à faire leur révolution, raconte Thomas Pierret, maître de conférences en islam contemporain à l’université d’Edimbourg. Un peu comme les Brigades internationales [qui combattaient Franco en Espagne, ndlr] ».

Le nombre de djihadistes est-il surestimé?


Oui, pour trois raisons. D’abord, la confusion. « C’est le genre d’images qui fait désormais partie intégrante de la révolution syrienne: une vidéo montrant des hommes encagoulés se revendiquant de l’Armée syrienne libre et brandissant des AK 47 – avec néanmoins une différence troublante. Derrière eux sont étendus deux drapeaux d’Al Qaïda, des calligraphies blanches sur fond noir ». Ainsi commence l’article du New York Times intitulé « Le nouveau rôle sanglant d’Al Qaïda dans le conflit syrien », et daté du 24 juillet. Si la vidéo met bien en scène, d’après les propos tenus par les hommes encagoulés, un groupe djihadiste, les signes extérieurs tels que les drapeaux ne sont pas suffisants pour identifier un groupuscule djihadiste. « Les signes extérieurs comme les bannières ou les slogans ne garantissent pas à 100 % qu’il s’agit de djihadistes », confirme Thomas Pierret. « On peut imaginer que des jeunes Syriens issus de la radicalisation décident d’arborer de tels signes qu’il perçoivent comme des symboles de virilité et de puissance, sans pour autant être liés à Al Qaïda ou tout autre groupe djihadiste », explique-t-il.
Ensuite, la communication des djihadistes. Longtemps restés dans l’ombre, ces combattants ont acquis une visibilité spectaculaire au cours des derniers mois. Un effort de mise en scène, par la diffusion de vidéos notamment, est à la base de cette soudaine renommée. « Je soupçonne certains groupes de s’être montrés avec leur drapeau dans des endroits où d’autres groupes, non djihadistes, s’étaient battus, confie Thomas Pierret. Pour donner l’impression qu’ils sont nombreux et très actifs », explicite-t-il. Enfin, l’amplification de leur importance par certains gouvernements occidentaux, qui vise à justifier leur réticence à intervenir dans le conflit. « La confusion sur l’importance du phénomène tient en partie aux discours de l’administration américaine qui met en avant Al Qaïda pour justifier son refus de s’impliquer », décrypte ainsi Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po, dans un article de Libération.

Que cherchent les djihadistes en Syrie ?

Les djihadistes étrangers ont commencé à s’intéresser à la Syrie pour plusieurs raisons, mais d’abord parce que le pays est dirigé par un clan dominé par les alaouites -une branche de l’islam issue du chiisme – qui sont vus comme des rejetons hérétiques.
« Leur importance dans le soulèvement est très relative », tempère Thomas Pierret. « Ils ne prennent presque pas part aux combats, préférant la tactique des attentats. Là aussi, il faut éviter le raccourci entre attentats et djihadistes: tous les attentats ne sont pas commis par eux, ce qui réduit encore l’importance de leur action », affirme le chercheur. « Ils ressemblent aux djihadistes en Afghanistan dans les années 80, qui se battaient très peu contre les Russes. Ils sont là pour installer une base en Syrie: le moment est propice, en raison du chaos qui règne dans certaines régions. »
Mais certains groupes djihadistes ont le même objectif que les rebelles syriens: faire tomber le régime de Bachar el-Assad. « Le vrai clivage n’est pas entre les combattants syriens, de loin majoritaires, et les combattants étrangers. Il est au niveau du référent national », explique Thomas Pierret. « La majorité des groupes syriens combat sous le drapeau syrien. Une minorité de ces groupes, cependant, refuse le drapeau national et arbore la bannière du prophète. Chez les combattants étrangers, il y a le même clivage. Par exemple, des Libyens sont intégrés dans des brigades combattant sous le drapeau syrien. Pour les uns, la chute d’Assad est une fin. Pour les autres, ce n’est qu’une étape vers autre chose. La reconquête de l’Irak, par exemple, ou la ‘libération’ de la Palestine », précise le chercheur.

Quelles sont les relations entre les djihadistes et les combattants syriens ?

Les djihadistes sont parfois violemment rejetés par les combattants de l’Armée syrienne libre. Des chefs de l’opposition craignent en effet que leur arrivée récente porte atteinte à l’image de la révolte syrienne. La première raison de cette mise à l’écart est l’espoir toujours existant de recevoir des armes des puissances occidentales. « Les rebelles syriens les plus proches de l’idéologie des djihadistes ont longtemps fait profil bas pour ne pas apeurer les Américains », affirme Thomas Pierret. « Le régime a toujours prétendu que le soulèvement avait été fomenté par les islamistes. Ce n’était pas le cas au début, et ce n’est pas le cas aujourd’hui », tente ainsi de rassurer Abu Manaf, un commandant rebelle d’Idleb, cité par le Guardian. Mais d’autres fois, les rebelles sont contraints de « cohabiter » avec les djihadistes présents, notamment dans la province d’Idleb dont le régime syrien a perdu le contrôle. S’installe alors une subtile lutte de pouvoir. Ainsi, raconte le New York Times, à Saraqib, au sud d’Alep, des groupes djihadistes ont demandé que soit brandie la bannière du prophète pendant la manifestation hebdomadaire du vendredi, après la prière. Un vote a été organisé par l’ASL. Résultat, les habitants ont refusé. Ne l’entendant pas de cette oreille, les djihadistes ont malgré tout sorti l’oriflamme du prophète au cours de la manifestation suivante. De crainte d’une escalade, l’ASL a négocié un compromis: les djihadistes ont pu arborer la bannière seulement pour une durée de 20 minutes.
« Si certains opposants syriens tolèrent la présence de djihadistes, ce n’est pas par affinité idéologique. Pour eux, ce sont simplement des gens qui viennent les aider, affirme Thomas Pierret. Ils combattent le même ennemi. Quand vous voyez arriver des éléments de l’étranger, combattre votre ennemi, votre réaction naturelle n’est pas de les expulser », euphémise le chercheur.

Comment le régime syrien instrumentalise-t-il la présence de djihadistes ?


La peur des  » terroristes islamistes  » a été très tôt exploitée par le régime de Bachar el-Assad, qui présentait les rebelles comme des « bandes armées salafistes » cherchant à exterminer chrétiens et alaouites. « La confessionnalisation de la crise s’est très vite explicitée comme un choix cynique du régime, explique François Burgat, chercheur au CNRS et à l’Institut français du Proche-Orient, dans une interview à Mediapart (lien payant). Il s’agissait de transférer sur le terrain sectaire et sécuritaire une guerre qu’il savait perdue sur le terrain politique ».

« L’exagération du rôle de l’islamisme radical et de groupes de ‘djihadistes’ locaux ou importés des pays voisins constitue l’un des principaux obstacles à une perception réaliste et fonctionnelle des forces en présence », souligne François Burgat. « Comme tous ses homologues avant lui, de Ben Ali à Kadhafi en passant par Moubarak ou Saleh, Bachar el-Assad s’efforce de brandir devant les Occidentaux le repoussoir d’Al Qaïda ou de ses succursales locales comme étant l’unique alternative à son pouvoir », poursuit le chercheur.

« Où le bât blesse, c’est lorsque le régime s’efforce par tous les moyens de faire de ces quelques groupuscules, l’alpha et l’oméga d’une révolte dont ils ne sont que l’une des facettes, en l’occurrence très minoritaire », ajoute François Burgat, qui soupçonne même le régime d’Assad d’avoir « créé de toutes pièces des groupes parfaitement fictifs, pour nuire à l’image de l’opposition dans son ensemble ». C’est le cas, selon lui, du Jabhat al-Nusra, « le seul à avoir adopté un discours djihadiste ‘anti-occidental’ dénonçant non point seulement le régime syrien, mais fort curieusement… tous ceux qui soutiennent l’opposition », développe-t-il dans une étude publiée sur le site de l’IFPO.

Leur présence peut-elle se renforcer ?

Les groupuscules djihadistes s’implantent plus facilement dans les zones où l’autorité est absente ou faible. Par conséquent, plus la situation actuelle se prolongera, plus le risque de voir les djihadistes se renforcer augmentera, confirme Thomas Pierret. « On peut même imaginer qu’ils se mettent à gérer certaines zones, certains villages eux-mêmes. Il sera d’autant plus difficile de les en déloger par la suite », prévient-il.

De nombreux Syriens reprochent aux Occidentaux leur manque de soutien aux révolutionnaires, ce qui pousserait, disent-ils, certains d’entre eux dans les bras des extrémistes. « La radicalisation s’opère lorsqu’il n’y a plus d’espoir », analyse Imad Hosary, un ancien membre des Comités locaux de coordination syriens, réfugié à Paris. « Les djihadistes sont ceux qui promettent le paradis car c’est tout ce qu’il reste. La communauté internationale est coupable de n’avoir pas trouvé de solution ». Peter Harling, spécialiste de la Syrie à l’International Crisis Group va plus loin: « Une majeure partie des discours djihadistes est motivée par les financements. Des séculiers et des islamistes très modérés rejoignent des groupes salafistes parce que ces derniers ont l’argent et les armes », soutient-il. En effet, la plus grande partie de l’argent envoyé aux combattants l’est par des donateurs privés des pays du Golfe à destination des groupes les plus sensibles aux enseignements salafistes.

Peut-on craindre des massacres intercommunautaires à l’irakienne ?

Certains observateurs insistent sur les divisions communautaires potentiellement explosives en Syrie. Si les attaques ouvertes contre des alaouites existent, elles restent à ce jour relativement rares. « Dans la configuration actuelle, les groupes djihadistes ne représentent pas un grand danger. Si on scrute leur histoire dans les trente dernières années, on s’aperçoit qu’il leur faut au moins un des trois facteurs suivants pour qu’ils se développent », analyse Thomas Pierret. « Soit une occupation étrangère, comme l’Afghanistan, la Tchétchénie ou l’Irak. Soit un conflit d’ordre confessionnel, comme en Irak. Soit une absence totale de présence étatique, comme dans le nord du Mali. Or, aujourd’hui, il n’y a pas de force d’occupation étrangère. Et même dans les zones désertées par le pouvoir central, les milices d’opposition devraient conserver la supériorité numérique. Reste le conflit confessionnel, qui est le seul vrai risque potentiel. La zone côtière et les campagnes à l’ouest de Homs et de Hama, où les alaouites sont très présents, seraient alors des terrains propices à l’action meurtrière des groupes djihadistes ».

Par Gokan Gunes

Al Qaïda n’a pas le monopole du drapeau noir

Le drapeau noir avec des calligraphies blanches n’est pas le drapeau d’une organisation spécifique.  » Le drapeau noir est le drapeau du prophète Mahomet, que celui-ci utilisait pendant ses campagnes. Il est certes populaire chez les djihadistes, mais tous ceux qui l’arborent ne sont pas djihadistes. Par exemple, il existe un mouvement, présent dans la région d’Alep, qui s’appelle le Parti de la libération islamique (Hizb ut-Tahrir, ndlr), et qui prône le retour immédiat au califat. La bannière du prophète est son symbole officiel, mais ce mouvement n’a rien à voir, dans son idéologie, avec le djihadisme. C’est un mouvement utopique, qui ne prône pas la lutte armée (pour cette raison, il n’est pas inclus par l’administration américaine dans la liste des mouvements terroristes, ndlr). Beaucoup de journalistes entrent en Syrie par le nord, en passant par la Turquie, et traversent des villages où ce mouvement, donc ces drapeaux, sont très présents. « J’ai moi-même assisté à des manifestations, avant le début des combats actuels, et ce drapeau était déjà présent, associé à des slogans du Parti de la libération islamique », raconte Thomas Pierret.

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