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Syrie: Poutine, le coup de poker de « M. Niet »

Le Vif

Dans l’affaire syrienne, le veto systématique a plutôt réussi au maître du Kremlin. Mais le succès diplomatique engrangé avec la proposition de mise sous contrôle des armes chimiques risque d’être éphémère. Car la stratégie du blocage ne tient pas lieu de politique pérenne sur la scène internationale.

Comme au temps de la guerre froide, où Etats-Unis et Union soviétique s’affrontaient par pays tiers interposés, la Syrie est aujourd’hui l’épicentre d’une nouvelle bataille entre l’Est et l’Ouest.

Mais, cette fois, Moscou semble avoir pris l’avantage, peut-être provisoirement, sur Washington – du moins si l’on en juge par la réticence d’une majorité des opinions publiques occidentales à suivre les gouvernements français et américain, lesquels entendent « punir », selon l’expression de François Hollande, le régime de Bachar el-Assad pour l’attaque chimique menée, le 21 août dernier, contre les rebelles syriens.

En bloquant toute initiative internationale visant à s’immiscer dans la guerre civile syrienne, au nom du principe de souveraineté des Etats, Vladimir Poutine s’est imposé comme le « M. Niet » de l’ère postsoviétique en héritier spirituel du défunt ministre des Affaires étrangères de l’URSS, Andreï Gromyko –l' »authentique » « M. Non », réputé pour sa propension à faire usage de son droit de veto devant le Conseil de sécurité des Nations unies entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1980.

Vue du Kremlin, la stratégie du niet produit d’excellents résultats. « Tout le monde se demande pourquoi Poutine bloque obstinément la situation, lance François Heisbourg, conseiller spécial de la Fondation pour la recherche stratégique. Mais la bonne question serait plutôt: pourquoi ne le ferait-il pas? En effet, en utilisant le veto, il préserve le statu quo, maintient son allié Bachar el-Assad au pouvoir, conserve les positions historiques de la Russie en Syrie, fait la nique aux Occidentaux et, cerise sur le gâteau, attire chaque jour un nombre croissant d’opposants aux Américains. »Et tout cela, en améliorant son image personnelle, passablement ternie, que ce soit en Russie ou sur la scène internationale.

Moscou revient au coeur du jeu diplomatique

Qu’importent aux yeux du froid dirigeant la barbarie d’une attaque chimique et le martyre de quelque 100 000 Syriens! En protégeant Bachar el-Assad, la Russie défend ses propres intérêts: elle prolonge l’instabilité au Moyen-Orient, qui garantit le maintien des cours élevés des hydrocarbures, ce qui fait l’affaire de sa pétro-autocratie. Au-delà, le niet du Kremlin replace Moscou au coeur du grand jeu diplomatique planétaire. « Que cela plaise ou non, force est d’admettre que, depuis deux ans, la clef de la crise internationale la plus chaude du moment se trouve sur les rives de la Moskova », note Macha Lipman, politologue russe.

Poutine, en bon judoka, sait parfaitement s’appuyer sur les faiblesses de ses adversaires pour les déséquilibrer
L’Occident aurait-il sous-estimé le talent et l’efficacité de la diplomatie russe? « En réalité, il a surtout surestimé les forces des Britanniques et des Américains, reprend François Heisbourg. A Londres, le gouvernement a cru pouvoir obtenir facilement un feu vert de la Chambre des communes pour bombarder Assad; c’est le contraire qui s’est produit. Quant à Obama, il a d’abord présenté l’affaire comme étant très urgente… avant de mettre le pied sur le frein et de rechercher une hypothétique approbation du Congrès. »

Or pendant que les Occidentaux tergiversaient, hésitaient, délibéraient, Vladimir Poutine, lui, campait sur une position claire, lisible, constante, inchangée, solide, cohérente: pas d’immixtion dans les affaires internes d’un pays souverain, pas d’opération militaire sans l’aval de l’ONU. Un avis partagé par la Chine, qui, elle aussi, met son veto à toute initiative d’ingérence internationale en Syrie. Dans l’un et l’autre cas, cette position de principe a aussi pour origine des considérations de politique intérieure: à Moscou comme à Pékin, les dirigeants entendent régler seuls les manifestations séparatistes qui se déroulent sur leur territoire, en

Tchétchénie, au Tibet ou ailleurs…

« Poutine ne joue aucun rôle dans les délibérations britannique ou américaine, mais, en bon judoka, il sait parfaitement s’appuyer sur les faiblesses de ses adversaires pour les déséquilibrer », note Fiona Hill, experte de la Russie au sein de l’institut Brookings, à Washington, et auteur du récent ouvrage intitulé Mr. Poutine. Operative in the Kremlin (non traduit). Au football, on dirait qu’il est un bon joueur défensif: « Le président russe se contente de bloquer la partie mais, dès que l’adversaire commet une erreur ou une maladresse, il en profite pour pousser son avantage. »

Face au « bellicisme » de Washington, Moscou se pose en « pacifiste »

De fait, face au « bellicisme » de Washington, Moscou se pose en « pacifiste » et en alternative aux solutions américaines. Un discours applaudi à l’intérieur de ses frontières, au point que des activistes russes des droits de l’homme, d’ordinaire farouchement opposés à Poutine, ont récemment publié une lettre ouverte de soutien à la politique syrienne du Kremlin.

Au fil des mois, le président russe a réussi à instiller dans les esprits, en Russie et au-delà, l’idée qu’Al-Qaïda contrôlait la rébellion syrienne. « En matière de propagande et de désinformation, c’est du beau travail, avance, à Moscou, le directeur du Centre d’analyse des conflits du Proche-Orient, Alexandre Choumiline. Poutine et Assad ont imposé dans tous les médias leur lecture personnelle du conflit. Sur le terrain, cependant, les groupes d’islamistes étrangers sont, certes, actifs, mais ils demeurent largement minoritaires. Ils ne sont pas les moteurs principaux d’une rébellion dont le gros des bataillons se compose de patriotes écoeurés par les exactions commises par le régime syrien et ses supplétifs issus d’Iran ou affiliés au Hezbollah libanais. »

Sur le dossier syrien, le « succès diplomatique » de Moscou pourrait cependant se révéler éphémère. Surtout, il risque de coûter cher: les relations Russie-Etats-Unis ne sont jamais tombées si bas depuis le rapprochement initié par Mikhaïl Gorbatchev voilà vingt-cinq ans. « A l’époque de la guerre au Kosovo, en 1999, il existait au moins un « groupe de contact », constitué de six pays – France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Russie, Etats-Unis – qui se parlaient chaque jour ou presque, se souvient le député européen Arnaud Danjean, président de la sous-commission Sécurité et Défense du Parlement européen. Aujourd’hui, plus rien. La communication est coupée. »

Aucun « front du refus » ne s’est constitué autour de Moscou

C’est tout le paradoxe des manoeuvres de la Russie dans l’affaire syrienne. Maître du jeu diplomatique, grâce à son droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU, Poutine apparaît pourtant comme un homme isolé. Aucun « front du refus » ne s’est constitué autour de Moscou, comme si personne ne voulait s’afficher au côté d’un dirigeant à la réputation entachée par sa politique intérieure: répression d’opposants lors des manifestations de l’hiver 2011, lois antigays, arrestation de membres du groupe Pussy Riot… « Jusqu’à présent, son niet à l’ONU a assuré à Poutine une centralité dans le débat, décrypte Steven Pifer, expert en relations internationales et spécialiste de l’ex-empire soviétique à l’institut Brookings de Washington. Mais une intervention militaire menée par les Américains constituerait pour lui un sérieux revers: elle démontrerait au grand jour qu’il n’a pas le moyen d’empêcher les Etats-Unis d’agir, ni celui de restaurer la puissance russe comme il le proclame depuis quinze ans. Il aurait été mieux inspiré s’il avait utilisé son influence de manière positive, par exemple en participant à un vrai débat diplomatique aux Nations unies et ailleurs. »

Pour autant, le blocage ne peut pas éternellement tenir lieu de politique et, comme le rappelle Alexandre Choumiline, la capacité de rebond et la créativité des diplomates russes sont impressionnantes: « Je sais comment ces gens réfléchissent et fonctionnent. Je n’exclus pas qu’ils parviennent à convaincre Bachar el-Assad de reconnaître, finalement, l’existence d’une attaque chimique, mais en se défaussant sur des subalternes, qui, selon ce scénario, auraient pris une telle initiative sans son consentement. » On n’en est pas là. Mais, le 9 septembre, Moscou appelait Damas à détruire son stock d’armes chimiques, proposition peu réaliste et difficile à mettre en oeuvre dans le chaos de la guerre civile. En attendant le vote du Congrès américain sur d’éventuelles frappes, le statu quo syrien constitue certes un motif de satisfaction pour le Kremlin. Ailleurs dans le monde, cependant, Moscou n’a guère engrangé de succès, si ce n’est celui d’avoir empêché l’adhésion de la Géorgie à l’Otan, en 2008, au prix d’une offensive militaire. En Afrique, la Chine campe désormais sur les positions occupées autrefois par l’URSS.

La chimérique résurrection de l’Union soviétique

« La Russie recule partout, y compris dans l’espace postsoviétique », observe Lilia Chevtsova, politologue du Centre Carnegie de Moscou. Si la très pauvre Arménie vient de rejoindre, à la surprise générale et sous la pression de Moscou, l’Union eurasiatique, la Moldavie et l’Ukraine refusent toujours de faire partie de cette union douanière aux côtés de la Russie, de la Biélorussie et du Kazakhstan, par laquelle Vladimir Poutine entend ressusciter l’Union soviétique dès 2015. Au contraire, ces anciens satellites de Moscou s’apprêteraient à signer des accords d’association avec l’Union européenne -peut-être dès l’automne- dans le cadre du « partenariat oriental » que l’UE propose également à trois autres pays de l’ancien bloc soviétique : Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Biélorussie.

Même l’asile politique accordé par Moscou à Edward Snowden, l’ancien agent américain de la CIA qui a révélé les détails de plusieurs programmes secrets de surveillance, apparaît comme un succès sans lendemain. Vladimir Poutine semble décidé à devenir le nouveau porte-drapeau de l’antiaméricanisme – une place vacante depuis l’effacement de Fidel Castro et le décès d’Hugo Chavez. Reste à voir s’il s’agit d’une marque de force ou d’un symptôme de faiblesse.

Par Axel Gyldén

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