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Syrie: le risque d’un clash entre Russes et Américains fait frémir

Le Vif

Jusqu’ici impensable, le risque d’une confrontation militaire entre la Russie et les Etats-Unis n’a jamais semblé aussi élevé depuis la Guerre froide, avec la menace de Donald Trump de bombarder le régime de Damas, soutenu à bout de bras par l’armée russe.

« Je ne pense pas que nous soyons au niveau de la crise des missiles cubains mais on s’en rapproche sacrément », souligne Boris Zilberman, expert de la Russie pour le groupe de pression conservateur Foundation for Defense of Democracies.

Si aucun observateur sérieux ne pense que Washington et Moscou cherchent sciemment l’affrontement direct après l’attaque chimique présumée de Douma, près de Damas, imputée au régime syrien par les Occidentaux, la toile complexe de la guerre civile en Syrie cristallise les intérêts antagonistes de plusieurs puissances mondiales.

La présence militaire des Etats-Unis et de la Russie sur le terrain s’inscrit en outre sur fond de vives tensions entre les deux anciens ennemis de la Guerre froide. Expulsions de dizaines de diplomates, lourdes sanctions: les relations ont déjà été bien entamées, notamment par l’affaire de l’ex-espion Sergueï Skripal empoisonné en Angleterre et les accusations d’une ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016.

Dans ce contexte explosif, la moindre erreur de calcul pourrait s’avérer fatidique.

« La priorité est d’éviter le danger d’une guerre », a reconnu jeudi l’ambassadeur russe à l’ONU, Vassily Nebenzia. Une guerre entre les Etats-Unis et la Russie ? « Nous ne pouvons exclure aucune possibilité », s’est-il borné à répondre.

Alors que Washington, Londres et Paris étaient encore en discussion jeudi, des frappes occidentales semblaient inévitables faute d’avancée à l’ONU.

« Jamais dit quand une attaque contre la Syrie pourrait avoir lieu. Cela pourrait être très bientôt ou pas si tôt que cela », a écrit le président américain dès l’aube sur Twitter.

– « Risque d’escalade » –

En avril 2017, visiblement ému par les images d’enfants asphyxiés, Donald Trump avait ordonné le bombardement d’une base militaire syrienne en riposte à une précédente attaque chimique.

A l’époque, les forces russes avaient été prévenues à temps pour se retirer de la base syrienne. Cette fois, les experts estiment que pour être efficace, une riposte américaine devrait être plus large qu’une seule frappe, visant une seule cible.

« La grosse inquiétude dans ce cas, ce sont toujours les erreurs, les conséquences inattendues », analyse Boris Zilberman. « Surtout s’ils comptent cette fois frapper un plus large éventail de cibles. »

Pour Boris Toucas, chercheur invité au Center for Strategic and International Studies (CSIS), le « caractère impulsif » du président américain « empêche l’envoi de messages et d’avertissements clairs, aux partenaires comme aux adversaires ». « La confusion qui en résulte est un facteur d’incertitude problématique, alors que l’ordre international hérité post-Guerre froide s’érode rapidement. »

Pour l’instant, la ligne spéciale entre militaires russes et américains, établie pour communiquer sur leurs opérations en Syrie afin d’éviter les incidents, est encore « dans un état actif et utilisée des deux côtés », selon Moscou.

Mais la diplomatie russe a averti que les missiles de Donald Trump devraient viser « les terroristes » et non le « gouvernement légitime » de Damas, appelant à présenter les preuves démontrant qu’il y a eu attaque chimique perpétrée par le régime.

Et sa porte-parole, Maria Zakharova, d’appeler les Occidentaux à « réfléchir sérieusement » aux conséquences de leurs actes tout en assurant ne pas vouloir d' »escalade ».

Faisant nettement monter la température, l’ambassadeur russe au Liban, Alexander Zasypkin, avait lui déclaré mardi qu’en cas de frappe américaine, les missiles seraient « abattus de même que les sources d’où ils ont été tirés ».

– « Un intérêt commun »

Vladimir Poutine pourrait vouloir saisir cette occasion pour asseoir sa place au sommet de l’axe Russie-Syrie-Iran. Et démontrer à ses concitoyens qu’il ne plie pas face aux Occidentaux.

Mais malgré les mots durs de Moscou, peu s’attendent à ce que la Russie cherchent activement la confrontation, les analystes citant l’exemple de la frappe israélienne dimanche sur une base en Syrie: les Russes n’ont pas lancé de représailles.

La « ligne rouge » pour Moscou pourrait toutefois résider dans la sécurité de ses troupes, déployées aux côtés des forces syriennes et parfois iraniennes en Syrie.

Les troupes russes ont pu profiter des jours écoulés depuis l’attaque de Douma pour s’éloigner des cibles potentielles. Mais des informations font état de militaires syriens se réfugiant dans des bases protégées par les Russes.

« En absence d’une communication claire et cohérente, le risque d’une escalade militaire pourrait grimper », souligne Melissa Dalton, experte du CSIS à Washington.

Mais, tempère-t-elle, si « la Syrie représente une arène de choix pour la compétition Etats-Unis/Russie », les deux pays « partagent également un intérêt commun dans la lutte contre le terrorisme et pour mettre un terme à la guerre civile » dans le pays.

Frappes contre la Syrie : quel impact possible ?

Des frappes occidentales contre le régime syrien en représailles à l’usage d’armes chimiques pourraient affecter l’appareil militaire de Bachar al-Assad et pousser la Russie à revenir à la table des négociations, mais aussi mettre le feu aux poudres dans la région, selon des experts.

Quel impact militaire ?

En fonction de la puissance des frappes, le régime pourrait être dissuadé de recourir à l’avenir à des armes chimiques.

Toute la difficulté consiste à trouver le bon calibrage entre une frappe symbolique, comme celle de Donald Trump en avril 2017 après l’attaque au gaz sarin à Khan Cheikhoun (80 morts), des raids plus lourds et ciblés et une opération majeure de type changement de régime.

« Il faut frapper suffisamment pour que cela ait un sens mais pas trop pour ne pas provoquer d’escalade (avec la Russie et l’Iran, ndlr) ou créer un malentendu sur ce qu’on veut exactement », relève Michel Duclos, ancien ambassadeur en Syrie et conseiller spécial d’un « think tank » parisien, l’Institut Montaigne.

Selon lui, des frappes doivent rester « limitées parce qu’on ne peut pas faire la guerre à ce régime », mais avoir aussi « suffisamment d’impact pour que Assad ne puisse pas dire +même pas mal+, a fortiori tourner cela à son avantage en montrant que les Occidentaux sont des tigres de papier ».

En février, le président syrien a remporté une victoire politique non négligeable auprès de l’opinion publique arabe en réussissant à faire abattre un avion de chasse israélien par sa défense antiaérienne.

Si les frappes visent à détruire les capacités chimiques du régime comme le suggère le président français Emmanuel Macron, « on peut aller très loin » et toucher « toute la chaîne de commandement impliquée dans l’usage de ces armes », souligne toutefois Michel Duclos.

Des frappes ponctuelles risquent en revanche d’avoir un effet dissuasif très limité, relève Julien Barnes-Dacey à l’European Council on Foreign Relations, à Londres. En 2017, le régime n’a ainsi observé qu’une pause de quelques mois dans le recours à l’arme chimique.

Quel effet politique ?

« Si les frappes sont d’envergure et si les Russes comprennent qu’il y a une fermeté occidentale, que les Occidentaux cette fois ne sont plus dans l’ambiguïté, il peut y avoir une dynamique politique pour trouver un compromis », estime Ziad Majed, politologue à l’Université américaine de Paris.

Les Occidentaux continuent de tabler sur un retour à la table des négociations et sur un dialogue avec les Russes dans la crise syrienne, malgré un climat délétère depuis l’affaire Skripal, du nom de l’ex-espion russe empoisonné par un agent innervant au Royaume Uni.

« Les Russes sont militairement renforcés mais politiquement ils voient bien qu’ils sont dans une impasse. Il faut tabler sur le fait qu’un jour ou l’autre, ils considèreront que leur propre intérêt est d’entrer dans ce type de discussions », avance Michel Duclos.

Selon lui, il faudrait mettre sur la table une « politique de protection des populations civiles se traduisant par des actions militaires à chaque fois que cela sera nécessaire ».

Sans aller aussi loin, M. Macron a proposé d’aider les ONG à accompagner les populations civiles « sur le terrain » et de mettre en place des dispositifs garantissant des cessez-le-feu effectifs.

Quels risques géopolitiques ?

Les plans de frappes occidentaux devraient soigneusement éviter les soldats russes stationnés en Syrie afin d’éviter tout risque d’escalade militaire avec Moscou.

Mais dans un conflit de plus en plus complexe, impliquant de nombreux acteurs étrangers, « les frappes occidentales risquent de déboucher sur un conflit régional centré sur l’Iran », s’inquiète Julien Barnes-Dacey.

L’Etat hébreu se dit déterminé à empêcher toute implantation militaire durable des Iraniens en Syrie et a déjà mené plusieurs opérations contre des positions iraniennes dans ce pays.

« Israël, l’Arabie saoudite et certains éléments au sein de l’administration américaine vont probablement essayer d’utiliser cette situation pour pousser (le président américain) Donald Trump à être plus ferme contre l’Iran sur le terrain en Syrie », anticipe M. Barnes-Dacey.

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