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Syrie : le chaos et le sang

Face aux blocages politique et diplomatique, le pays s’installe dans la guerre civile. Batailles rangées, contrôle pour le territoire, affrontements intercommunautaires, exode… L’aggravation du conflit inquiète désormais au-delà des frontières.

D’une année à l’autre, le printemps syrien débouche sur un été de sang. Seize mois après l’enclenchement du cycle insurrection-répression qui, au stade actuel, aurait fait près de 19 000 morts, selon le bilan invérifiable de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, le pays bascule dans la guerre civile. La semaine dernière, le déplacement vers la capitale, Damas, de l’épicentre des combats entre insurgés et forces fidèles au régime baasiste a reflété la nouvelle stratégie de l’opposition. Il s’agit de prouver à ceux des Syriens qui sont encore dans l’attentisme que le pouvoir actuel peut être défié n’importe où, n’importe quand. Le coup de main du 18 juillet, perpétré grâce à des complicités au coeur de l’appareil de répression, est, à cet égard, un coup de maître. L’attentat qui a frappé le quartier général de la Sécurité nationale a causé la mort de quatre dignitaires – le ministre de la Défense, Daoud Rajha, le chrétien le plus élevé dans la hiérarchie ; le chef de la cellule de crise, Hassan Tourkmani ; le vice-ministre de la Défense, Assef Chawkat, le plus influent, marié à l’unique soeur du président ; Hicham Ikhtiar, le chef des services du renseignement intérieur. Cet affront à la dictature témoigne de la capacité nouvelle qu’a l’insurrection d’infiltrer le premier cercle du pouvoir.

Le pouvoir chutera lorsque l’armée lui fera défaut

L’ouverture, quarante-huit heures plus tard d’un autre front de guérilla urbaine, cette fois-ci à Alep, la métropole économique, confirme ce passage du terrorisme à la guerre civile. Tout comme l’occupation – provisoire ? – de postes de contrôle aux frontières avec l’Irak et la Turquie. Formée à l’origine par des déserteurs et seulement dotée d’armes légères, l’Armée syrienne libre (ASL) a apporté la preuve de sa montée en puissance. Pour sa crédibilité, il lui faut désormais démontrer sa capacité à tenir durablement ses positions et une partie du territoire national. C’est à cette condition que pourrait, dans un second temps, émerger un gouvernement provisoire parallèle, susceptible de se poser en interlocuteur légitime au-delà des frontières. C’est l’enjeu des violents combats qui se livraient, ce début de semaine, à Alep. Leur issue est tout sauf certaine. Car, dans la capitale, déjà, les unités d’élite de la 4e division blindée, commandée par le frère cadet de Bachar el-Assad, Maher, de sinistre réputation, semblent avoir repris le contrôle des voies et des points névralgiques dans les quartiers en proie à l’insurrection.

La rébellion sait que c’est une lutte à mort qui s’engage. Certains éléments en son sein escomptent peut-être que la brutale dramatisation des violences suscitera un regain de sympathie dans la communauté internationale. Le pilonnage de quartiers populeux sunnites par les troupes d’Assad peut, calcule-t-elle, mobiliser l’opinion mondiale. Encore faudrait-il des images – or celles-ci sont rares ou passées au tamis de la censure. Et, surtout, rien ne prouve que la Russie ou la Chine y soient sensibles; leur double veto, le 19 juillet, à la proposition de sanctions supplémentaires au Conseil de sécurité de l’ONU atteste le contraire. Confronté à des mouvements centrifuges, dans la partie occidentale de son territoire, Pékin ne veut donner aucune prise à tout ce qui pourrait cautionner une atteinte à la souveraineté nationale. Et Moscou est de plus en plus nerveux face à la montée de l’islamisme radical, qui trouve dans la démocratisation du monde arabe un terrain d’expression et de manoeuvre. L’attentat du 19 juillet contre le grand mufti du Tatarstan, une république de la Fédération de Russie, imputé à des éléments wahhabites, confirme aux yeux du Kremlin la réalité d’une menace croissante sur son flanc sud. Si le langage des signes a un sens, il suffisait de voir, lors d’une conférence de presse conjointe à Moscou, le 18 juillet, le président russe Vladimir Poutine frotter le muscle transverse droit de son nez – indice récurrent de son vif agacement – en entendant le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, appeler au départ d’Assad. Par ailleurs, « dans les capitales russe et chinoise, le précédent libyen a laissé des traces, analyse un diplomate français. On y juge que les Occidentaux ont outrepassé le mandat de l’époque donné par la résolution 1973 en passant à l’offensive contre Kadhafi et en visant le changement de régime ». D’où l’actuel climat de défiance – et le blocage diplomatique.

L’ONU est hors jeu. Le camp occidental se trouve réduit à promettre de nouvelles sanctions – l’UE rajoute des noms sur la liste des responsables non grata et veut renforcer le contrôle de l’embargo sur les armes. La Ligue arabe a bien appelé, dans la nuit du 22 au 23, Assad à quitter le pouvoir en lui promettant, à lui et à sa famille, « une sortie sûre » – une hypothèse repousée illico par le raïs – mais renvoie le mistigri aux Nations unies. Dans ces conditions, la rébellion sait qu’elle ne peut que miser sur l’effondrement de l’intérieur du régime d’Assad. D’où l’intensification des combats.

C’est après tout, à l’exception de la Libye, la leçon des printemps arabes, aussi bien en Tunisie qu’en Egypte: le pouvoir chute lorsque l’armée lui fait défaut. Il est dès lors normal que les insurgés syriens encouragent de nouvelles vagues de défection au sein des forces militaires fidèles à Assad. De source turque, 24 généraux auraient déjà fui de l’autre côté de la frontière. Le mouvement peut s’accélérer. Dans la confusion qui a suivi l’attentat contre le QG des forces de sécurité, la diffusion inédite par la télévision publique d’images de combats dans la capitale a montré que l’étau de l’appareil d’Etat pouvait se desserrer très vite si la panique l’emporte.

Face à la perspective de la guerre civile, l’impuissance de l’Occident n’a d’égale que son embarras. Car plus Assad s’accroche au pouvoir avec son cortège de mort, moins une solution de transition politique ordonnée est crédible. Le plan Annan paraît, de ce point de vue, caduc. Or la Syrie est un pays qui repose sur un équilibre instable. Aux minorités confessionnelles (les alaouites, ces dissidents du chiisme dont fait partie le clan Assad; les chrétiens de rites divers qui, souvent, ont cru voir une garantie dans le caractère laïque d’un demi-siècle de dictature baasiste; les ismaéliens et les duodécimains, tous issus du rameau chiite ; les druzes, un courant minoritaire de l’ismaélisme…) s’ajoutent les minorités ethniques (Assyriens, Tcherkesses, Arméniens traumatisés par le souvenir des massacres commis par Constantinople au début du xxe siècle). Face à la majorité arabo-sunnite (de 40 à 60 % de la population), le régime a beau jeu de convaincre les différents courants minoritaires que leur survie est liée à la sienne propre. De fait, des milices alaouites – les chabiha – se forment face aux insurgés, et leurs familles, quittant les villages ou quartiers les plus exposés, se regroupent sur le littoral, entre Lattaquié et Tartous, site d’une base navale russe. Les druzes, qui passent pour être majoritairement fidèles au régime, seraient, pour l’heure, épargnés. Mais, de leur côté, déjà, des villages sunnites du nord-ouest seraient la cible d’un nettoyage ethnico-religieux. Des Kurdes d’Irak auraient, eux, rejoint des villages kurdes de Syrie afin de protéger leurs cousins. Les autres minorités s’en tiendraient à un attentisme prudent, partagées entre le sentiment que le souffle de l’Histoire va balayer à son tour Assad et la crainte croissante d’un avenir ouvert aux luttes claniques, aux nettoyages ethniques ou à la poigne de l’intégrisme sunnite.

Qui récupérera les armes chimiques ?

C’est ce précipité complexe qui rend le chaudron syrien explosif. Les réfugiés, dont les exodes se sont brutalement amplifiés vers la Turquie – au total, 43 000 auraient déjà passé la frontière -, vers la Jordanie (près de 150 000) et vers le Liban, le savent bien. C’est aussi cette volatilité maximale dans un pays coincé entre un Irak instable et un Liban multiconfessionnel qui rend la guerre civile syrienne imprévisible quant à ses conséquences. D’autant que nul ne sait quel usage pourrait être fait du stock d’armes chimiques et bactériologiques détenu par le régime. Lequel tient des propos ambigus à ce sujet. Israël a déjà mis en garde: « Nous suivons de près le possible transfert de systèmes d’armement avancés syriens au Hezbollah [le mouvement chiite libanais] », a indiqué le ministre de la Défense, Ehoud Barak. Une inquiétude partagée par Washington. Après le conseiller pour la sécurité nationale de Barack Obama, Thomas Donilon, le secrétaire américain à la Défense, Leon Panetta, doit se rendre, à son tour, les jours prochains, dans l’Etat hébreu.

Face à la propagande de Damas, qui accuse Ankara de visées territoriales, le Premier ministre turc a affirmé, la semaine dernière, que la Turquie ne voulait pas la division de la Syrie. Comme pour conjurer l’angoisse d’un scénario catastrophe qui inquiète désormais au-delà de la région.

Jean-Michel Demetz, L’Express.fr

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