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Syrie : condamnés à fuir

Plus d’un million de Syriens ont déjà quitté leur pays. Beaucoup s’entassent dans le camp de Zaatari, en Jordanie, devenu la cinquième « ville » du royaume. Voici l’histoire d’une de ces familles, originaire de Deraa, le bastion rebelle. Forcée de partir pour vivre, elle continue à se battre.

Poing levé, ils sont au moins 200 et leurs rangs ne cessent de grossir. Les réfugiés syriens marchent vers la sortie du camp, ils crient leur haine du « boucher de Damas », Bachar el-Assad. Face à eux, les policiers jordaniens sont nerveux. Ici, à Zaatari, ville de tentes et de préfabriqués, plantée dans le désert à deux pas de la frontière syrienne, les manifestations sont de plus en plus fréquentes.

Les insultes fusent, les cailloux volent. Un peu à l’écart, Abou Ahmad observe la scène et fronce les sourcils : « Pourquoi s’en prennent-ils à ceux qui nous accueillent ? Ils ne sont pour rien dans nos malheurs ! » Grand, les épaules massives, ce Syrien est toujours gaillard malgré ses 62 ans et ses cheveux neigeux. En arrivant, avec sa famille, il y a deux semaines, il a reçu une tente, qu’il a montée sans aide, en pleine tempête de sable. Cela lui ressemble. Pour ce taiseux qui n’aime guère parler de lui, il est important de se débrouiller seul : le journaliste de passage est un casse-pieds, avec ses questions sans fin, d’autant que l’un de ses fils est resté en Syrie, où il se bat aux côtés des rebelles. Parler, c’est risquer de le compromettre. Peu à peu, pourtant, la confiance s’installe. Il finit par accepter. Mais il faudra changer les prénoms et flouter les visages.

A pas lents, Abou Ahmad se fraie un chemin parmi les familles arrivées le matin même, qui transportent matelas et bidons d’eau jusqu’à leur refuge, parfois distant de plusieurs kilomètres. Le camp n’a cessé de s’étendre depuis son ouverture, en juillet 2012. Il comptait quelques milliers de personnes. Ils sont désormais plus de 120 000. Au rythme de 3 500 par nuit, les réfugiés continuent d’affluer dans ce chaudron. Zaatari est aujourd’hui la 5e ville la plus peuplée de Jordanie. Et pour cause. Le cap du million de réfugiés est dépassé, selon un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). « La Syrie est entrée dans la spirale d’une catastrophe absolue », estime son dirigeant, Antonio Guterres.

« Soyez le bienvenu ! » Sourire aux lèvres, Abou Ahmad lève un pan de sa tente. Sur le sol, un carton de nourriture envoyé par une association canadienne. Des vêtements pendent à un fil. Et c’est tout… Toujours digne, dans ce dénuement extrême, il empile des couvertures pour former un siège, offre du thé, s’assoit en tailleur, à même le sol. Il ne quitte pas sa farwa, manteau doublé de peau de mouton. Les nuits sont glacées dans le désert.

« Je suis né sur le plateau du Golan, commence-t-il d’une voix douce, assez haut perchée. Il y a quarante ans, je suis parti vivre à Deraa, dans le sud de la Syrie, dans le quartier palestinien. » Deraa la rebelle. La ville d’où tout est parti, le 13 mars 2011, quand une quinzaine d’écoliers ont été arrêtés pour avoir écrit sur un mur des slogans contestataires. Les manifestations. Les premiers morts. Et l’arrivée des chars. « Je me souviens du jour où ils ont encerclé notre quartier, raconte-t-il. A partir de ce moment, nous avons vécu confinés dans nos maisons. Dès que nous sortions, même pour voir le soleil, des tireurs d’élite nous prenaient pour cibles. » Bientôt, la nourriture manque. Abou Ahmad tient alors une épicerie. « J’ai distribué tout ce que j’avais. Après quoi, nous avons dû nous contenter de pain et de thé. Sans eau courante, sans électricité, nous nous éclairions à la lampe à huile. »

Il interrompt son récit, tandis que sa femme entre dans la tente. Oum Ahmad a 52 ans. Des cernes creusent son visage, elle semble exténuée. Avec lenteur, elle s’assoit sur l’un des coussins. Ses genoux la font souffrir. Elle aimerait se rendre dans l’un des hôpitaux de campagne dressés par les humanitaires venus de l’étranger, mais ils sont trop éloignés. Le pire moment, pour elle, c’est le midi, lorsqu’elle gagne la cuisine, un bâtiment construit à la hâte, à quelques dizaines de mètres. « Un seul réchaud est en état de marche, dit-elle. Pour pouvoir l’utiliser, il faut parfois attendre deux heures. Rester debout si longtemps, pour moi, c’est difficile. »

Abbas, le héros de la famille, sauve son frère Nasser

« A part le pain et les boîtes de conserves, nous devons tout acheter », rumine Abou Ahmad. Notamment les fruits et légumes, que l’on trouve dans les échoppes qui ont fleuri sur l’artère principale. Mais tout est cher – bien plus qu’à l’extérieur. « Pour manger à notre faim, nous devons dépenser 5 euros par jour », poursuit-il. Pour recharger son téléphone, il faut payer aussi. Car l’électricité est rare. En deux semaines, la réserve d’argent d’Abou Ahmad a fondu. Sur les 150 euros qu’il avait emportés – toute sa fortune -, il ne reste quasiment rien… Il détourne la tête. Peut-être vivrait-il toujours à Deraa si l’un de ses fils n’avait failli mourir.
Quand l’insurrection éclate, Nasser est encore lycéen.

L’adolescent participe à toutes les manifestations et, lorsque les rebelles prennent les armes, il apprend à se servir d’un pistolet-mitrailleur. Le matin, il va à l’école ; la nuit, il harcèle les militaires. Jusqu’au jour où son groupe tombe dans une embuscade. Son meilleur ami meurt sous ses yeux, fauché par une rafale. Lui-même reçoit une balle dans le dos. Il ne sent plus ses jambes.
Transporté à l’hôpital, Nasser est opéré en urgence. A son réveil, les soldats rôdent. Son seul salut, la Jordanie. Des rebelles le conduisent en voiture jusqu’au poste-frontière, puis le portent sur un brancard à travers le no man’s land. Soudain, des tirs. Les soldats syriens loyalistes les ont repérés. Les porteurs s’enfuient, abandonnant Nasser à son sort. Il serait mort sans l’aide de son frère aîné, Abbas, qui l’accompagne dans sa fuite. Abbas, le héros de la famille. Sans se soucier des balles qui sifflent autour de lui, il transporte Nasser sur son dos, et rampe vers la frontière toute proche. Sauvés.

Tandis que son frère entre à l’hôpital et entame une longue convalescence, Abbas se retrouve seul dans la capitale jordanienne. Il dort sur un banc deux mois durant, avant de trouver refuge chez l’un de ses amis. « Il a été tué la semaine dernière, murmure Abbas d’une voix blanche. Il était retourné combattre en Syrie. » Lui n’a plus quitté Amman. Sept mois s’écoulent, loin de sa femme, Sana, et de ses deux enfants, restés en Syrie. C’est pour cela, d’ailleurs, que le vieil Abou Ahmad décide de quitter Deraa et sa maison natale pour emmener toute la famille en Jordanie : « Il n’était pas convenable que ma belle-fille vive loin de son mari, explique-t-il. J’ai décidé de la conduire auprès de lui. » Au début de février, la jeune femme et ses beaux-parents traversent la frontière avec une centaine de compatriotes qui fuient les bombardements. Ce jour-là, par bonheur, les fusils syriens se taisent, et la longue colonne de réfugiés gagne sans encombre le camp de Zaatari. Grâce à son débrouillard de mari, Sana n’y restera pas longtemps. Car Abbas connaît quelques policiers et parvient à la faire sortir. La famille loge désormais dans un deux-pièces aux murs nus et à la lumière blafarde, en périphérie d’Amman.

« Tant que leur pays ne sera pas en paix, ils combattront »
Depuis, Abbas a ouvert une « clinique » – un simple appartement, en fait, où les combattants estropiés peuvent reprendre des forces. Au premier étage d’un immeuble décrépit, sur l’une des collines qui dominent la ville, ils sont une dizaine, prostrés sur de vieux canapés. D’épaisses volutes de fumée courent au plafond. Cigarette aux lèvres, béquille à portée de main, Walid montre, sur l’écran de son portable, une scène de torture filmée, dit-il, dans une geôle de Damas. Peau foncée, silhouette en échalas, il a failli perdre sa jambe, brisée par une balle explosive. Traqué, il a passé deux jours dans un ascenseur désaffecté, avant de franchir les barrages, planqué dans le coffre à bagages d’un bus. A son côté, Salem retrousse la manche de son pull et dévoile un moignon. C’est la cinquième fois qu’il est blessé. « Dans une ou deux semaines, ils repartiront tous en Syrie, dit Abbas. Tant que leur pays ne sera pas en paix, ils continueront de se battre. » Et d’autres blessés prendront leur place.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL CHARLES HAQUET

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