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Sotchi 2014 : argent sale sur la mer Noire

Le Vif

Béton, saccage écologique… La « perle » balnéaire chère à Staline est devenue méconnaissable. Ici comme dans les stations de ski alentour, la Russie a déjà remporté la médaille des Jeux les plus coûteux de l’Histoire et de la corruption.

De loin, on ne voit que ça : un bâtiment en forme d’immense souris d’ordinateur. Posé dans la ville et hors de proportion avec tout ce qui l’entoure, il semble écraser les maisons et immeubles voisins. Avec ses 12 000 places assises, le Palais des glaces Bolchoï – « bolchoï » signifie grand – fait la fierté des organisateurs des Jeux olympiques d’hiver 2014. Destiné à accueillir les principaux matchs de hockey sur glace, son style architectural est inspiré par la forme d’une goutte d’eau gelée. Les écologistes de Sotchi n’y trouvent rien à redire.

Son emplacement les chagrine davantage, ainsi que ceux du village olympique et des cinq autres stades, flambant neufs, construits tout près de là ; un pour le patinage artistique (12 000 spectateurs), un autre pour le patinage de vitesse (8 000), un troisième pour le curling (3 000). Sans oublier la patinoire de hockey sur glace (7 000), le terrain de football (40 000 places, en prévision du Mondial 2018), le circuit de formule 1, qui accueillera à l’automne prochain le premier Grand Prix jamais disputé en Russie, et, enfin, le gigantesque parc d’attractions, avec manèges à gogo et, cela va sans dire, des montagnes russes.

« Avant, ici, c’était le marais d’Imeriti, un site naturel où des dizaines d’espèces d’oiseaux migrateurs passaient l’hiver depuis des milliers d’années, raconte Maria Reneva, géologue et membre de la Société nationale de géographie. Il y avait des plantes uniques au monde. Il n’en reste plus rien ou presque. Tout a été saccagé. »

Les autorités régionales décrivent les membres de la Société nationale de géographie comme de doux rêveurs, oubliant au passage que cette organisation parapublique a Vladimir Poutine pour président d’honneur. Privés de leur subvention, ces écolos pourtant inoffensifs ont dû cesser de payer les factures de chauffage de leur datcha décatie, où le port du bonnet, de l’écharpe et de l’anorak sont de rigueur.

3 000 personnes expropriées et déplacées

A Sotchi, le comité d’organisation des « Jeux olympiques de Poutine », comme on les appelle, ne fait pas dans la dentelle. Depuis six ans, les habitants ont payé un lourd tribut à ce chantier, véritable rouleau compresseur qui a bouleversé la vie quotidienne. « Tout a commencé à la Douma (Parlement) avec le vote de la « loi olympique » qui est… la négation pure et simple de la loi et des droits des citoyens, explique Valeri Soutchkov, militant des droits de l’homme. Ce texte permet à l’Etat et au comité d’organisation des Jeux d’agir selon leur bon plaisir, sans jamais consulter les habitants. 3 000 personnes ont été expropriées et déplacées, sans qu’on leur demande leur avis. » En 2010, cet acteur de la société civile a convaincu le maire d’ouvrir un bureau d’accueil pour les délogés : « On a pu travailler un mois et demi, jusqu’au jour où j’ai reçu un coup de fil du chef de l’administration de la région de Krasnodar, la capitale régionale. C’était terminé. »

A Sotchi, rien n’aura été épargné aux habitants : coupures d’électricité inexpliquées (pendant deux jours entiers, parfois), embouteillages monstres sur l’unique route qui longe cette ville littorale étirée sur 25 kilomètres, travaux anarchiques entraînant des glissements de terrain… « Tout a été fait en dépit du bon sens », se plaint Natalia Kalinovskaïa, que les gens du quartier d’Imeretinskaya surnomment « Rambo » en raison de son audace : elle est la seule à avoir osé intenter des actions en justice contre les autorités. Sans succès. « Les officiels vantent les « jeux verts » et leur « respect des normes écologiques », poursuit Rambo. Mais ils sont détachés de la réalité ! De toute façon, ils ne font pas la différence entre un colvert et un canard en plastique. » Les dégâts causés sur la nature frisent parfois l’absurde. La plage d’Adler, non loin du village olympique et du Palais des glaces Bolchoï, a été massacrée : sur 1 kilomètre, la moitié de la bande de sable, qui était déjà étroite, a été recouverte d’une dalle de béton ! La dune qui protégeait jadis efficacement le littoral contre l’assaut des vagues a été remplacée par ce qu’une attachée de presse municipale appelle sans rire « la promenade des Anglais de Sotchi ». Un chantier si mal pensé et exécuté qu’il a fallu consolider le nouveau front de mer en béton par une seconde tranche de travaux : une série de mégadalles de ciment !

37 milliards d’euros de budget : le double de celui des JO de Pékin Plus au nord, dans le parc naturel du Caucase, les saumons ont presque disparu du fleuve Mzymta, qui dévale vers Sotchi depuis la station de Rosa Khutor, où se dérouleront les épreuves de ski de fond et alpin, de saut et de bobsleigh : « On ne recense plus qu’une dizaine de lieux de ponte, contre une centaine auparavant », dénonce Vladimir Kimaev, coordinateur de l’ONG Veille écologique du Caucase du Nord. La faute, selon lui, aux détritus polluants déversés par des camions. Plus loin, sur les hauteurs d’Adler, près du Palais des glaces Bolchoï, la maison de Tatiana Skliba est plus penchée que la tour de Pise. Tout comme les cinq habitations voisines, le long de la rue Bakinskaïa, elle subit les effets d’un glissement de terrain provoqué par le poids des blocs de béton et des amas de métaux entreposés dans une décharge sauvage, sur les flancs de la colline. « Pour moi, les JO sont comme une catastrophe naturelle, lâche-t-elle. Je peux seulement attendre que ça passe… »

La paisible ville où Joseph Staline aimait aller en vacances est méconnaissable. Dans les années 1930, le tsar rouge a jeté son dévolu sur ce site exceptionnel, où les montagnes du Caucase tutoient la mer Noire. Perclus de rhumatismes, il en apprécie les eaux soufrées, qui soulagent son arthrose. Le dictateur décide d’investir 1 milliard de roubles pour le développement de la ville, une somme astronomique à l’époque. Il fait creuser un système de canalisations, aménage des jardins publics plantés de palmiers et de magnolias, bâtit un théâtre à l’architecture néoclassique, érige un funiculaire et divers bâtiments officiels semblables à des temples grecs, sans oublier des sanatoriums. En quelques années, Sotchi devient à la fois la résidence d’été de la nomenklatura et le paradis thermal des travailleurs, avant de tomber en désuétude dans l’ère postsoviétique.

L’attribution des Jeux olympiques à la « perle de la mer Noire », en 2007, provoque une bulle immobilière : des centaines de nouveaux immeubles sortent de terre. Mais les règles élémentaires de l’urbanisme sont violées sans vergogne. Sur la place de l’ancien palais des Beaux-Arts, qui avait voilà peu une vue imprenable sur la mer Noire, l’hôtel Park Hyatt Regency (19 étages) et une nouvelle université olympique (15 étages), édifiée à l’emplacement d’un jardin public, bouchent désormais l’horizon. De l’autre côté de cette place, dominée par la statue de Lénine, un immeuble érigé à la va-vite est déjà surnommé « le Titanic » en raison de ses lézardes. Un peu plus loin, dans le secteur où la hauteur maximale autorisée était de 17 mètres, une vilaine tour, « le Phare d’Alexandrie », insulte le bon goût, avec sa quinzaine d’étages en bord de mer. Tout est en règle, pourtant : le plan d’occupation des sols a été corrigé a posteriori. « En Union soviétique, soupire Valeri Soutchkov, on respectait au moins les principes architecturaux, les perspectives, les espaces verts… »

En attendant la cérémonie d’ouverture, ce 7 février, la Russie a d’ores et déjà décroché la médaille d’or des dépenses extravagantes et de la corruption. Avec un budget total estimé à plus de 37 milliards d’euros (51 milliards de dollars), ces Jeux seront les plus onéreux de l’histoire de l’olympisme. Ils pèsent près du double des 15 milliards d’euros dépensés pour les JO d’été de Pékin en 2008 et environ cinq fois plus que les sommes attribuées à Londres, en 2012 (8,5 milliards). La comparaison est encore plus cruelle, rapportée aux précédents Jeux d’hiver : 1 milliard à Vancouver, en 2010, et 2,5 milliards à Turin, en 2006.

Certes, la facture de Sotchi inclut une série d’infrastructures non sportives : nouvel aéroport, gare moderne, autoroute et voie de chemin de fer flambant neuves, afin de relier Sotchi à la station de ski de Rosa Khutor, à 50 kilomètres de là, dans le Caucase. Avec plus de 20 000 chambres, la capacité hôtelière est désormais comparable à celle de certaines capitales européennes… Reste à connaître le taux d’occupation des hôtels, une fois passés les JO.

Surtout, près d’un tiers des fonds a été englouti par des détournements, pots-de-vin et rétrocommissions, selon un entrepreneur du bâtiment, Valeri Morozov, qui a participé à la première partie du chantier avant de se réfugier à Londres. Si cette proportion de 30 % est exacte, l’argent détourné équivaut au produit intérieur brut de la Jamaïque, du Sénégal ou encore de la Bosnie-Herzégovine.

« Sotchi, c’est notre scandale de Panama à nous, juge, à Moscou, le politologue Stanislav Belkovski. Mais il faut comprendre la mentalité des dirigeants russes actuels. Pour eux, s’abstenir de voler n’est pas envisageable. Poutine et son entourage se disent : « Cet argent aurait été détourné de toute façon ; alors, là, au moins, nous avons bâti quelque chose de tangible : des stades, des routes, une station de ski ! » Et ils sont très fiers. »

Depuis le littoral, il suffit d’une heure pour monter à la station de ski grâce à la ligne de train ultrarapide, à moins de préférer la toute nouvelle autoroute, dont le budget a décuplé au fil des travaux : « A 10 000 euros le mètre carré, on aurait tout aussi bien pu couler du caviar à la place du goudron », enrage Alexandre Koropov, un villageois dont la modeste bicoque en bois surplombe le ruban de bitume. Là-haut, la station de Rosa Khutor, où se dérouleront les épreuves de ski alpin, ressemble à un rêve d’enfant, avec ses immeubles tout neufs et un peu toc…

Dans son bureau de l’hôtel de ville, le truculent maire Anatoli Pakhomov estime, pour sa part, que les critiques sont des mauvais coucheurs et se voit lui-même en modernisateur : « Tout est faux dans leurs accusations, balaie-t-il de sa voix de stentor qui résonne jusqu’au bout du couloir. Il n’y a pas de corruption ni aucun dégât naturel ou esthétique. »

Hasard du calendrier : l’ouverture des Jeux olympiques aura lieu cent cinquante ans après ce que Moscou considère souvent comme la victoire finale sur le Caucase rebelle : le 21 mai 1864, le grand-duc Michel Nikolaïevitch offrait un banquet pour célébrer la fin de la conquête, scellée dans le sang. Or le leader terroriste tchétchène Dokou Oumarov, émir autoproclamé de l' »émirat du Caucase » depuis 2007, a juré qu’il ferait payer à Vladimir Poutine l’organisation des Olympiades d’hiver sur le sol de ses ancêtres. Une nouvelle épreuve en perspective, peut-être, pour les habitants de Sotchi…

De notre envoyé spécial Axel Gyldén, avec Alla Chevelkina

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