Le 16 avril dernier, manifestation, à Malte, pour se souvenir de Daphne Caruana Galizia, journaliste assassinée six mois auparavant. © MATTHEW MIRABELLI/BELAGAIMAGE

« Si un journaliste est tué ou emprisonné, on fera en sorte que quarante fassent encore plus de bruit »

Le Vif

Depuis octobre 2017, Forbidden Stories propose aux journalistes menacés de garder au chaud leurs infos. Le collectif a aussi décidé de continuer les enquêtes de ceux qui ont été assassinés. Explications avec Jules Giraudat, rédacteur en chef du projet et reporter à Premières lignes.

Comment est née l’idée de Forbidden Stories ?

Il y a eu plusieurs facteurs. Avec l’agence télé Premières lignes (NDLR : basée à Paris), dont Laurent Richard est rédacteur en chef, on a participé à plusieurs beaux projets collaboratifs comme les Panama Papers ou les Paradise Papers. Il y a quelques années, c’était une faute professionnelle d’échanger des informations avec d’autres journalistes. C’est un atout et une force aujourd’hui. La deuxième motivation, c’était de trouver une solution contre les prédateurs de la liberté de la presse. Enfin, Premières lignes était voisine de Charlie Hebdo. Laurent est un des premiers arrivés sur la scène (NDLR : le jour de l’attentat terroriste islamiste contre le journal satirique, le 7 janvier 2015) et je pense que ça lui a donné une conscience aiguë de ce qu’était la liberté de la presse.

Vous avez travaillé avec de nombreux journalistes pour  » le projet Daphne « , qui continue les enquêtes de Daphne Caruana Galizia, cette journaliste maltaise assassinée qui enquêtait sur plusieurs affaires de corruption dans son pays. Comment s’est déroulée cette collaboration ?

On a lancé Forbidden Stories quelques jours après son assassinat, le 16 octobre dernier. On était déjà en contact avec plusieurs réseaux de journalistes et avec plusieurs rédactions. On leur a dit :  » Voilà, on vient de créer cette association, l’objectif est de continuer le travail des journalistes assassinés. On est prêts à coordonner ce projet.  » On a rencontré des journalistes à Londres, Laurent est allé à un sommet du journalisme d’investigation en Afrique du Sud. On a mis en place ce projet en quelques semaines.

Comment avez-vous sélectionné ces journalistes ?

Il nous fallait des personnes prêtes à consacrer du temps sur le sujet. Que tout le monde puisse dégager à peu près autant de temps dans les trois, quatre, cinq mois. On voulait éviter qu’une personne fasse tout le travail. C’est un vrai investissement pour les rédactions. On voulait aussi des journalistes qui avaient déjà réalisé des enquêtes collaboratives, des journalistes avec des spécialités : la mafia, l’évasion fiscale ou le blanchiment d’argent. L’idée, c’était d’avoir des talents variés.

Vous vous réunissiez souvent ?

Jules Giraudat, rédacteur en chef du projet Forbidden Stories.
Jules Giraudat, rédacteur en chef du projet Forbidden Stories.© DR

On a des journalistes qui viennent de quinze pays, donc ça se fait beaucoup via une plateforme sécurisée, où on peut partager des infos, mettre en ligne un document, des notes d’interview. On communique aussi via des messageries chiffrées. On a organisé une grande réunion à Paris avec tous les journalistes. On a exploré toutes les pistes d’enquête sur lesquelles travaillait Daphne. Le gros enjeu, à la différence des Panama Papers par exemple, c’est que tout le monde travaillait sur le même sujet. Tout en devant éviter que les mêmes personnes contactent les mêmes sources. Dès qu’on rencontrait quelqu’un, on devait écrire un rapport aux autres et faire en sorte qu’ils soient au courant. Il fallait une grande coordination. Et de la discrétion : on ne claironnait pas partout qu’on était quarante-cinq journalistes et dix-huit organisations. Ce qui était intéressant, c’est que quelqu’un était tout le temps présent à Malte. Il y avait une sorte de roulement qui permettait d’entretenir les liens avec les sources.

Le travail de Daphne était énorme…

Elle enquêtait sur vingt, trente sujets extrêmement différents. Pas seulement sur les avoirs cachés de membres du gouvernement mais aussi sur les accords énergétiques entre Malte et l’Azerbaïdjan, sur la banque Pilatus, qui cache des avoirs des dirigeants azéris, sur la corruption au plus haut sommet de l’Etat, sur la vente de passeports et encore d’autres sujets qu’on va traiter dans les prochaines semaines. Nous allons communiquer sur d’autres sujets qui n’ont pas encore traités. On a confirmé des choses qu’elle avait publiées, on en a découvert des nouvelles. On a bon espoir que le bruit autour du projet puisse délier des langues et que des gens viennent nous voir avec des informations. On veut aussi enquêter sur le commanditaire de cet assassinat.

La Commission européenne a refusé d’entamer une procédure contre Malte comme elle l’a fait contre la Pologne après les réformes judiciaires controversées entreprises par Varsovie. Qu’en pensez-vous ?

Pour l’instant, la Commission estime qu’il n’y a pas de bases assez solides pour enclencher cette procédure contre l’Etat maltais. Les parlementaires européens ne sont pas du même avis et notamment la commission d’enquête sur le blanchiment de capitaux, l’évasion fiscale et la fraude fiscale (Pana) mise en place après les Panama Papers. Elle est allée à Malte, a auditionné de nombreuses personnes et estime qu’il y a des graves problèmes liés à l’Etat de droit dans ce pays et que Bruxelles devrait agir. Ce qui est certain, c’est que le Premier ministre, Joseph Muscat, est membre du Parti travailliste, qu’il a de solides soutiens à Bruxelles au sein du groupe de la gauche ; lui-même est ancien parlementaire européen. Il a de nombreux soutiens au sein de la gauche européenne alors qu’il est un pro de la dérégulation, il a fait de Malte un pays où la fiscalité est extrêmement basse, une sorte de paradis fiscal qui attire des capitaux pas forcément propres.

Le président tchèque a brandi une kalachnikov factice lors d’une conférence de presse. Jan Kuciak, un jeune journaliste slovaque, et sa compagne (Le Vif/L’Express du 3 mai) ont été assassinés chez eux. Les journalistes européens ne sont pas à l’abri…

On a démarré ce projet fin octobre 2017 et, depuis, deux journalistes ont été assassinés au sein de l’Union européenne. Notre objectif, c’est de dire que ce n’est pas parce que vous tuez le messager que vous avez tué le message. Si un journaliste est tué ou emprisonné, on fera en sorte qu’il y en ait dix, vingt, trente, quarante qui continuent son travail et fassent encore plus de bruit.

Par Jacques Besnard.

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