Vilnius © Getty Images/iStockphoto

« Si les états baltes prospèrent économiquement, c’est une gifle pour Moscou »

Jonathan Holslag
Jonathan Holslag Jonathan Holslag est professeur en relations internationales à la VUB.

Jonathan Holslag (VUB) visite la Lituanie, un tigre balte qui poursuit l’ambition de se transformer en pays prospère et hautement technologique. Le pays se sent-il plus en sécurité depuis son entrée dans l’OTAN et l’Union européenne ? « C’est ce que je souhaite découvrir à Vilnius, la capitale de ce pays à la situation stratégique », écrit le professeur.

La gare de Vilnius est située dans une partie paupérisée de la ville, mais le centre est une perle historique. La Lituanie possède une histoire plus longue que la Russie. La tour de Gediminas a été édifiée au treizième siècle, quand le Grand-Duché a entamé une expansion qui irait jusqu’à la Mer noire. Ce n’est qu’à partir du quinzième siècle que Moscou a tenté de percer les forêts de la taïga pour contrôler les rivières navigables et les routes commerciales vers la Mer baltique. La rivalité avec la Russie date de la bataille d’Orcha, lorsque la Lituanie a été forcée d’adopter un traité de paix humiliant.

Pour découvrir ce que signifie cette histoire pour la Lituanie, je me rends d’abord au parlement. Les blocs de béton rappellent les barricades dressées en 1991 par les indépendantistes pour repousser les chars soviétiques. Quatorze jeunes patriotes avaient perdu la vie. À la cafétéria, je discute avec le député Egidijus Vareikis, un ancien combattant qui a participé au façonnement de la politique étrangère. « Nous redoutons la guerre. Nous craignons que les grandes puissances sacrifient notre souveraineté pour conserver ladite stabilité », explique-t-il. « Nous avons été trahis quatre fois. En 1776, quand notre territoire a été partagé entre la Prusse et le tsar. En 1920, quand la conférence de paix de Paris organisée par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale a refusé de nous reconnaître. En 1939, quand Hitler a donné les états baltes à Staline. Et en 1945, quand le président Roosevelt n’a pas émis d’objections à l’incorporation des états baltes dans l’Union soviétique. »

« Je peux comprendre la peur des Lituaniens », dis-je, « mais n’avons-nous pas trop ridiculisé les Russes dans les années nonante ? »

« Je ne vois pas comment un accord équilibré avec les Russes aurait été possible », répond Vareikis. « Initialement, l’Occident insistait pour que nous restions proches de l’Union soviétique. Après l’indépendance, les pays européens cherchaient des excuses pour fermer la porte. Mais pour nous, une adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne constituait la seule option. Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine disaient que la Russie devait faire partie d’une « maison européenne ». Mais qu’est-ce que cela aurait signifié ? La Russie avait-elle voulu jouer au petit frère des États-Unis ? Washington voulait-il transformer l’OTAN en tigre édenté pour faire plaisir aux Russes ? Au fond, il n’y a pas de situation idéale dans cette région. Les intérêts divergents sont difficilement conciliables.

En quelle mesure la Russie représente-t-elle une menace? Dalia Grybauskaite, la présidente de Lituanie, a qualifié la Russie d’état terroriste et a demandé à l’OTAN de garder en permanence des troupes dans son pays. Egidijus Vareikis: « Les Russes demeurent imprévisibles, mais je ne pense pas qu’ils soient si forts. Ces trente dernières années, ils ont perdu du terrain. Kaliningrad est plus vulnérable que nous. Plus nous sommes sur nos gardes, moins nous risquons d’avoir la guerre. »

Quelques étages plus hauts dans le bâtiment, nous entendons le même message : « Aujourd’hui, la Russie craint à nouveau notre succès », affirme Audronius Azubalis, qui a brièvement été ministre des Affaires étrangères. « Si les états baltes prospèrent économiquement, c’est une gifle pour Moscou. Les Russes préfèrent garder leurs voisins faibles. »

Une méfiance profonde

Ensuite, je me rends au palais présidentiel où j’ai rendez-vous avec Martynas Lukosevicius, conseiller en sécurité nationale. Il se dit optimiste : « À aucun moment de notre histoire, nous nous sommes sentis à ce point en sécurité, car maintenant nous avons des alliés. La Russie n’est pas vraiment stable. Les Russes ne vont pas nous envahir tout de suite. Ils veulent surtout tester l’Occident. Ils veulent aviver la peur, pour ensuite s’en servir de levier pour leur politique étrangère. Il est de notre devoir de les en dissuader. »

L’ambassade de Russie est située dans un faubourg boisé de Vilnius. Que pensent-ils de l’entente avec la Lituanie ? « Nous avons attentivement étudié le programme du nouveau gouvernement lituanien », affirment-ils. « Malheureusement, celui-ci ne manifeste pas le souhait d’améliorer les relations avec la Russie. Les Lituaniens cherchent refuge dans la propagande. »

Pendant ma visite, les Russes soulignent surtout leurs tentatives d’apaiser les tensions. Ils ont déposé des fleurs auprès d’un monument en l’honneur de combattants de la liberté. Ils ont réagi avec indulgence au déploiement de soldats de l’OTAN. Et ils ont proposé d’entamer un dialogue parlementaire. « Nous sommes prêts à une coopération pratique. »

Les responsables politiques lituaniens me mettent en garde: « les Russes ne privilégieront jamais un rapprochement complet. La méfiance est trop profonde. Tout comme eux n’ont jamais accepté que les états baltes appartiennent à la sphère d’influence américaine, nous n’accepterons jamais de retomber dans la sphère d’influence russe. »

Des dizaines de milliers de croix

La discussion avec les diplomates et les politiques me rend curieux de ce que pensent les jeunes en Lituanie de la situation. Je demande à deux étudiants de m’emmener à un endroit qui me permettrait de mieux comprendre le pays. Ils choisissent la Colline des Croix, un lieu de pèlerinage qui abrite des dizaines de milliers de croix depuis le dix-neuvième siècle, initialement en mémoire d’une révolte lituanienne contre la Russie, ensuite pour symboliser la force de la foi lituanienne. « Toutes ces croix ont été placées par des citoyens », déclare Zygitas Vileiniskis. « Cela vous donne une idée de l’implication de notre population. Cette colline nous apprend aussi que nous devons continuer à oeuvrer pour notre sécurité. Pour la même raison, nos parents nous parlent encore souvent de la lutte violente pour l’indépendance dans les années nonante. »

« La Colline des Croix est évidemment en dehors de la ville », poursuit Zygitas. « Alors que c’est là, dans cette ville, que nous devons construire notre avenir. Nous sommes sur nos gardes pour les Russes, mais nous sommes surtout inquiets de l’affaiblissement de notre pays, des impôts élevés, des prix qui augmentent et du chômage. J’ai beaucoup d’amis qui sont partis à Londres et à Berlin. Notre population diminue d’1% par an. On compare la Lituanie à un « tigre », oui. Mais le tigre a-t-il des dents ? »

Je lui demande ce que l’entrée de la Lituanie dans l’Europe a signifié pour eux. « L’Europe a apporté l’espoir, mais pour beaucoup de Lituaniens cet espoir se trouve ailleurs en Europe. En Allemagne et en Pologne, par exemple. Voilà les pays qui s’en sortent bien. »

« Votre état tente pourtant de tout », dis-je. « Il mène une politique d’innovation ambitieuse avec des incubateurs pour les start-ups. Il soutient le secteur culturel. Et à Vilnius, on dirait qu’on fait la fête tous les soirs. »

« Vilnius n’est pas représentatif », me met en garde Dainus. « Allez dans les petites villes et vous verrez que l’abandon de l’économie soviétique collectiviste n’a toujours pas été digéré. Beaucoup de personnes âgées sont pauvres, et leur mode de vie se heurte aux rêves de la nouvelle génération. Beaucoup de jeunes trouvent notre société trop conservatrice, ce qui en fin de compte pèse aussi lourd que le manque d’emplois. »

Je me prépare à prendre le bus pour Riga, la capitale du prochain pays sur la liste: la Lettonie possède une histoire très différente de la Lituanie, mais elle partage ses défis.

Sur la route, il y a énormément de drapeaux européens, près de travaux, de parcs naturels et d’éoliennes. « L’Europe demeure vraiment importante », raconte l’étudiant en économie letton Dainis Bass – le bus est surtout occupé par des étudiants. « Cependant, l’adhésion à l’UE et à la zone euro a entraîné des attentes trop élevées. Entre 2003 et 2008, les routes étaient pleines de Bentley et les prix de l’immobilier ont doublé. On a trop emprunté et il y a eu un crash. Ensuite, l’état a fortement baissé les salaires. »

Beaucoup d’économistes étaient enthousiastes à propos de cette modération salariale, les impôts réduits et la flexibilisation du marché du travail. Tant la Lettonie que la Lituanie ont prouvé qu’une telle dévaluation interne peut entraîner une croissance rapide de l’économie et de l’emploi. Cependant, la croissance a été de courte durée. Au niveau de l’export, l’avantage concurrentiel rapporté par la dévaluation a rapidement disparu. Et la modération salariale a incité encore plus de jeunes hautement qualifiés vers les pays européens plus riches. Ils ont abandonné la Lettonie et la Lituanie en lui laissant une grande armée d’employés relativement âgés et peu qualifiés.

Bref, l’impact de l’adhésion à l’UE n’est pas entièrement positif. Dainis et un compagnon l’expliquent en un anglais irréprochable : comment l’Europe a permis d’investir en infrastructure, mais comment ensuite cette même Europe a fait sombrer des entreprises. « Le quota de sucre par exemple a coûté cher aux usines de sucre. La marque Yelga existe toujours, mais le sucre dans les emballages vient du Danemark. »

« Un autre exemple? L’Europe soutient le chemin de fer transbaltique, mais il n’y a que des entreprises finlandaises et allemandes qui en profitent. Et chacun parle de start-ups, mais regardez Selenium, une entreprise qui fait autorité dans la lutte contre le cancer : il est fort probable qu’elle soit déplacée au Danemark. »

Passé la frontière lettone, les paroles du député Egidijus Vareikis continuent à résonner dans ma tête. « Un déferlement de désillusions attend les états baltes », a-t-il dit. « Vous en verrez le résultat aux prochaines élections. Et les responsables ne seront sûrement pas les Russes. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire