© Debby Termonia

Si la Syrie protégeait vraiment les minorités, pourquoi les chrétiens ont-ils émigré en masse sous les Assad ?

Parmi les écrivains les plus connus au Moyen-Orient, le Syrien Khaled Khalifa a longtemps cru aux promesses de réformes de Bachar al-Assad. En vain. Il n’a toutefois jamais voulu quitter son pays. Il y a écrit La Mort est une corvée, un saisissant roman sur la Syrie en guerre où même les morts se font arrêter.

Qu’avez-vous ressenti à la suite des bombardements des Occidentaux sur des centres chimiques présumés en Syrie ?

Par principe, je suis contre toute forme d’intervention, qu’elle soit russe, iranienne ou occidentale. Ces frappes relèvent du show car elles ne nuisent à personne. Elles traduisent l’incapacité à régler le problème de mon pays. Cela équivaut à nous dire :  » Vous êtes voués à cette situation.  » Et c’est cela qui me rend triste car, en fait, on se fiche pas mal des Syriens.

Vous habitez Damas. On évoque souvent les rebelles, les Kurdes, les réfugiés mais, paradoxalement, assez peu les millions de Syriens qui, comme vous, vivent du côté loyaliste. Faites-vous le même constat ?

Les vrais grands oubliés, ce sont les détenus, ceux qui ont disparu des écrans radars et dont on n’a aucune nouvelle. C’est un énorme dossier, et le plus urgent. On parle de dizaines de milliers de personnes. C’est un sujet effrayant.

La Vierge de Maaloula, village chrétien repris aux rebelles par le régime.
La Vierge de Maaloula, village chrétien repris aux rebelles par le régime.  » Les chrétiens ont émigré en masse sous les Assad. « © fjdo

Pourquoi êtes-vous resté à Damas ?

C’est une décision personnelle, prise en 2012, de rester et d’en assumer toutes les conséquences. Simplement, je craignais qu’en partant, je ne puisse plus jamais retourner dans mon pays, ce qui est le cas de beaucoup de mes amis. J’ai le luxe de pouvoir voyager avec une certaine facilité, donc je me sens responsable par rapport à mes proches qui sont restés à Damas. Je n’ai pas envie que d’autres me racontent ce qui se passe dans mon pays, je préfère témoigner moi-même. Et puis, cette idée de tout quitter nécessite une énergie énorme et de tout recommencer à zéro. Je n’en ai pas la force. Vivre à l’étranger, pour moi, c’est mourir.

Ce refus de partir vous attire-t-il des accusations d’être proche du régime ?

Mes vrais amis me disent que j’ai de la chance de pouvoir rester à Damas, et ne me considèrent pas du tout comme un complice du régime. Ceux qui pensent le contraire depuis l’extérieur m’importent peu. Les opposants sont nombreux dans les zones gouvernementales. C’est faux de croire qu’ils ont tous pris le chemin de l’exil. Le régime nous cherche régulièrement des ennuis, mais je préfère ne pas entrer dans les détails. Je peux juste indiquer que j’ai été interdit de voyager pendant trois ans.

En 2012, vous avez été brièvement arrêté alors que vous assistiez aux funérailles d’un jeune musicien tué d’une balle dans la nuque. Son corps avait été dissimulé dans le coffre d’une voiture. Votre dernier roman (1), c’est l’histoire d’un corps qu’on trimballe à travers les lignes de front pour l’enterrer dans son village natal. Cela vous a-t-il inspiré ?

Non. L’idée du roman vient du fait que beaucoup de Syriens qui ont perdu des proches, surtout en 2012 et 2013, ne trouvaient plus d’endroit pour les enterrer et devaient se résoudre à les inhumer dans les parcs publics. En 2013, j’ai subi une crise cardiaque. Je me suis retrouvé dans un hôpital privé, avec les meilleurs médecins. Par la fenêtre, j’apercevais au loin des agglomérations comme Jobar, en train d’être bombardées. Je me suis demandé : si je meurs, comment ma famille pourra-t-elle acheminer mon corps dans mon village natal près d’Alep ? Pour une famille traditionnelle, c’est une question de dignité. En cinq minutes, l’idée de mon roman a germé. A la sortie de l’hôpital, je me suis mis à écrire, et cela participé à ma guérison !

« Je reste à Damas parce que je n’ai pas envie que d’autres me racontent ce qui se passe dans mon pays »

La crise morale – oppression, corruption, radicalisation… – que connaît la Syrie traverse vos romans. C’est la clé pour les lire ?

Le sujet qui traverse tous mes livres, c’est la transformation du régime comme de la société syrienne. En 1963, le parti Baas proposait des slogans intéressants tels que la liberté et l’unité. On nous promettait une vie meilleure, alors qu’aujourd’hui, c’est le contraire : l’oppression, un système mafieux, etc. Comment les Syriens ont-ils pu vivre sous la dictature depuis cinquante ans ? Quand je suis né, le parti Baas arrivait au pouvoir et, aujourd’hui encore, il domine la vie politique même si c’est devenu une coquille vide.

Pensez-vous que le régime, s’il réussit à stabiliser le pays, osera l’ouverture, ou qu’un couvercle va se poser dessus pour prévenir toute nouvelle révolte ?

Réhabiliter le régime, cela coûtera énormément. Ce ne sera pas possible. Si le régime ne change pas, la guerre continuera. Il est incapable de se réformer, sinon on se serait pas descendu dans les rues.

Bachar al-Assad appartient à la communauté alaouite, minoritaire en Syrie. Comprenez-vous la réaction de son entourage qui évoque une guerre existentielle ? Et qui accuse les manifestants d’avoir scandé  » Les chrétiens à Beyrouth, les alaouites au tombeau  » …

C’est un slogan fabriqué par les services de renseignement. On présuppose un tel scénario comme si la justice ne pouvait pas avoir lieu. Un jour, il faudra traduire en justice tous ceux qui ont tué, au-delà de toute appartenance confessionnelle. Concernant les alaouites, il faut enlever les lunettes occidentales et cesser de voir le Moyen-Orient comme une mosaïque de groupes religieux prompts à sortir le glaive pour tuer l’autre. La preuve, c’est qu’il y a plein de sunnites alliés au régime. Regardez-nous avec un peu d’intelligence, et donc à la même hauteur. Les Européens parlent de protéger les chrétiens. Or, de 1963 à 2012, la plus grande communauté qui a quitté la Syrie, ce sont précisément les chrétiens, qui sont passés de 14 % à 10 % et maintenant 8 %. Si le régime protégeait vraiment les minorités, pourquoi les chrétiens ont-ils émigré en masse sous les Assad ? Pourquoi autant de chrétiens syriens au Canada, en Suède ? Il y a une partie qui manque dans toute cette histoire.

Dans Eloge de la haine, vous évoquez, à travers le personnage d’une jeune radicalisée d’Alep, le conflit entre les militaires tout-puissants et les Frères musulmans fondamentalistes et intolérants, qui a dominé les années 1980. Comment choisir son camp quand on est Syrien ?

Si la Syrie protégeait vraiment les minorités, pourquoi les chrétiens ont-ils émigré en masse sous les Assad ?

Pour moi, c’est clair : je m’oppose à tout parti qui veut tuer les Syriens, à tout fascisme qu’il soit religieux ou idéologique. Le problème, c’est qu’on ne regarde pas l’histoire dans sa globalité. On a les moyens de communication performants, mais on pose les mêmes questions qu’à l’époque des croisades. Si vous avez lâché les Syriens, je suppose que c’est pour sauver vos intérêts. Est-il concevable aujourd’hui que pour des intérêts, des centaines de milliers de Syriens se fassent dévorer ? L’Europe va garder la trace de cette immoralité.

Mais qu’aurait-il fallu faire ? Composer avec le régime pour le forcer à le réformer ? Lui déclarer la guerre ?

Il y a peut-être une troisième voie. Il faut commencer par l’essentiel, et sur lequel le régime s’appuie : s’il est toujours là, c’est pour garantir le fonctionnement du système mondial. Déjà dans les années 1980, il a pu perpétrer des massacres (NDLR : comme à Hama en 1982, contre les Frères musulmans) et constater que personne n’a bougé. Il a jeté en prison des dizaines de milliers de gens de gauche, et le monde n’a pas bougé non plus. Il a fait le sale boulot, et cela convenait à une série de pays. La troisième voie, c’est dire qu’on a les moyens d’empêcher de tuer des Syriens. C’est ce qu’on a fait la semaine dernière. Mais arrêter les attaques chimiques et fermer les yeux sur toutes les autres, non, cela ne va pas.

Vos livres sont-ils diffusés en Syrie ?

Non, ils sont interdits, mais on les lit sous le manteau. De toute façon, ce n’est pas un énorme problème, comparé à ce que doivent endurer certains opposants. Je ne peux pas non plus rencontrer de journalistes étrangers à Damas. Il y a plus de choses interdites que de choses autorisées en Syrie.

Existe-t-il encore une vie culturelle dans la Syrie gouvernementale ?

Je vais répondre par des chiffres. Au début des années 1960, la Syrie comptait entre 20 et 25 journaux d’expression arabe, et même française et anglaise. A Alep, il y avait une trentaine de salles de spectacles, tellement courues qu’il fallait parfois réserver une semaine à l’avance. En 2010, dans la même ville, je ne trouvais plus aucun journal, aucune télé, et plus qu’une seule salle de cinéma. Le régime, qui, dans le même temps, a construit 22 000 mosquées, n’a même pas autorisé un cinéma de 20 mètres carrés ? C’est donc cela un régime laïque qui protège les minorités chrétiennes ? Arrêtons cette hypocrisie.

(1) La Mort est une corvée, par Khaled Khalifa, Sindbad/Actes Sud, 210 p.

Jusqu’au 27 avril, le festival  » Tourab : Syrian Art Space « , galerie Ravenstein, à Bruxelles, propose une découverte de l’art contemporain syrien sous toutes ses formes, avec plus de 50 artistes : expos, débats, concerts, films, ateliers…

Bio express

1964 : Naissance près d’Alep, le 1er janvier.

1982 : Etudes de droit à Alep.

1993 : Haris al-Khadi’a (Le Gardien de la trahison). Scénariste réputé de plusieurs films et séries télévisées.

2000 : Dafatir al-Qurbat (Les Cahiers des Gitans)

2011 : Début du conflit. Décide de rester. Parution de Eloge de la haine (Sindbad/Actes Sud) . 2013 Prix Naguib Mahfouz pour Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville (paru en français en 2015 chez Sindbad/Actes Sud) .

2018 : La Mort est une corvée.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire