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Shlomo Sand: « La gauche sioniste n’a jamais été moins colonialiste que la droite »

À l’occasion des législatives israéliennes, L’Express a interrogé l’historien Shlomo Sand. Il revient sur l’usage de références religieuses par les politiques israéliens depuis la création de l’État d’Israël, et attribue l’échec de la gauche israélienne à cette contradiction.

Les élections législatives anticipées de ce mardi devraient confirmer le tournant droitier de l’électorat israélien. À l’occasion de ce scrutin, L’Express a interrogé l’historien Shlomo Sand, auteur de Comment la terre d’Israël fut inventée. Il revient sur l’usage de références religieuses par les politiques israéliens depuis la création de l’État d’Israël, et attribue en partie l’échec de la gauche israélienne à cette contradiction.

Vous expliquez, dans votre livre, qu’il n’y a pas de droit historique des juifs sur la « terre d’Israël »…

Dire ue les anciens Hébreux sont les ancêtres des Israéliens, c’est comme dire que les Gaulois sont les ancêtres des Français. C’est une utilisation de la mémoire à des fins politiques. On ne peut pas avoir de droits historiques sur une terre après 2000 ans. Pas plus que les Serbes ne peuvent revendiquer un droit historique sur le Kosovo au prétexte que leurs ancêtres ont habité sur cette terre il y a plusieurs siècles, les Allemands des droits historiques sur l’Alsace Lorraine, les Arabes sur l’Andalousie… Le mythe du retour à la terre des ancêtres a été la condition sine qua non de la colonisation sioniste.

Vous soulignez aussi le paradoxe de l’utilisation de références religieuses par les laïcs….

Oui. Les pères fondateurs d’Israël, tous laïcs, ont utilisé la Bible pour justifier la colonisation de la Palestine. Pourtant, le judaïsme n’a jamais clairement évoqué ce « droit au retour » à la « terre d’Israël ». Ce mythe du retour n’est pas juif, et il est récent. Il remonte tout au plus au XIXe siècle. Pour le judaïsme, « Dieu a donné, et Dieu a repris ». La notion de « terre d’Israël » avait auparavant un sens théologique et non pas politique.

Chaque enfant en Israël commence à étudier la Bible à 6 ans, plusieurs années avant qu’il ne commence à suivre des cours d’histoire proprement dite. Toute l’éducation, depuis la création de l’État d’Israël en 1948, nous inculque que cette terre appartient à Abraham et à Jacob, faisant table rase de ses habitants palestiniens.

Cette contradiction a des conséquences politiques…

Il est important de comprendre le rapport entre le mythe de la « terre d’Israël » et le fait que la gauche sioniste soit en situation d’échec permanent. La gauche dit professer la paix avec les Palestiniens et vouloir se contenter d’un État dans les frontières de 1967, tout en s’appuyant sur ce mythe de la terre biblique. Mais les lieux bibliques mythiques se situent à Jérusalem, Bethléem, Hébron, c’est à dire en Cisjordanie, plus qu’à Tel Aviv, Haïfa ou Netanya. La gauche sioniste qui dit ne pas vouloir coloniser la Cisjordanie est donc en pleine contradiction.

Vous remettez aussi en cause le mythe de l’exil d’Israël du peuple juif?

« Sur le plan moral, un État binational serait la meilleure solution, mais sur le plan politique, cette idée est infantile »
Dans mon précédent ouvrage, Comment le peuple juif fut inventé, j’expliquais qu’il n’y a pas d’ethnos juif, de lien génétique qui rattache les juifs du monde entier aux anciens Hébreux -contrairement à la vision des antisémites et celle de certains sionistes. L’idée de l’exil du peuple juif, chassé par les Romains en 70 après J.C. est un mythe. Il n’y a d’ailleurs aucun livre d’historien sur cet exil, Le judaïsme a été, à ses débuts, une religion prosélyte, dynamique et s’est propagé par la conversion. Les juifs se définissent par la religion. On ne peut pas parler de « peuple juif », pas plus qu’on pourrait parler d’un « peuple hindou ». On peut en revanche, parler de « peuple israélien ». L’utilisation de cette thématique ethnique était destinée à justifier la conquête.
On vous accuse de remettre en cause l’existence de l’État d’Israël…
À tort. Je ne suis pas antisioniste. De même, je ne compare pas la shoah et la naqba (l’exode des Palestiniens en 1948). Mais la shoah -je préfère le terme de judéocide- n’est pas une excuse à la colonisation. Je ne nie pas le droit des Israéliens juifs d’aujourd’hui à vivre dans l’État d’Israël. Revenir sur l’existence de l’État d’Israël créerait une nouvelle tragédie. J’ai été très heureux quand j’ai entendu, en 1988, Yasser Arafat annoncer qu’il acceptait l’existence de l’État d’Israël. Mais je souhaite que cet État accorde les mêmes droits démocratiques à tous ses citoyens, juifs comme palestiniens; qu’un Palestinien puisse se sentir à Tel Aviv comme un juif à Paris.

L’accélération de la colonisation en Cisjordanie ne fait-elle pas obstacle à solution à deux États, l’État d’Israël à côté d’un État palestinien?

Je crois que la solution à deux États est la seule solution pour la survie de l’État d’Israël. Sur le plan moral, un État binational serait la meilleure solution. Mais sur le plan politique, cette idée, en vigueur au sein de l’extrême gauche, est infantile. Un État binational signifierait que les juifs deviendraient minoritaires démographiquement dans leur pays. Il ne l’accepteraient jamais: la société israélienne est actuellement l’une des plus racistes du monde occidental.

N’est-il pas déjà trop tard, alors que plus de 42% des terres de Cisjordanie ont été colonisées?

Si on a la volonté de mettre un terme à une situation intenable, l’histoire a montré qu’on pouvait y parvenir. La France a déplacé 1 million de Pieds-noirs pour mettre fin à la guerre d’Algérie. Il y a 400 000 colons en Cisjordanie et dans la partie arabe de la région de Jérusalem. Il est possible de faire revenir ces colons à l’intérieur des frontières d’Israël.

La droitisation de la société israélienne ne va pas dans ce sens…

Personnellement, je préfère que la coalition qui unit le Likoud de Benyamin Netanyahu et le parti Israël Beitenou l’emporte aux législatives. Si les partis du centre l’emportaient de justesse avec une très forte opposition de droite, ils seraient tétanisés, incapables de faire le moindre geste à l’encontre de la colonisation. Les principaux partis centristes -le parti travailliste, de Shelly Yachimovich, le parti laïc Yesh Atid de Yair Lapid et Hatnouah de Tzipi Livni- n’ont pas la capacité de résoudre le conflit israélo-palestinien. Le parti travailliste, notamment, a mené une campagne en éludant totalement cette question.

Même Yitzhak Rabin, l’artisan des négociations d’Oslo, n’a pas touché à une seule colonie, y compris après le massacre de 29 Palestiniens au Caveau des patriarches à Hébron en 1994. La gauche sioniste n’a jamais été moins colonialiste que la droite. On dit en Israël que la principale différence entre la gauche et la droite sionistes, c’est que pour la droite, Dieu n’est pas mort, tandis que pour la gauche Dieu est mort… mais avant de mourir, il leur a promis la terre d’Israël.
Jusqu’à présent, seule la droite a fait reculer la colonisation: Menahem Begin pour le Sinaï en 1982 et Ariel Sharon pour Gaza en 2004 -même si c’était, pour dans ce cas, avec l’intention de garder la Cisjordanie.

Que représente l’ascension de l’étoile montante de la droite religieuse, Naftali Bennett?

Il représente la nouvelle symbiose entre nationalisme et religion. Celle-ci a commencé en 1967. Dans le même temps, la fusion entre nationalisme et socialisme a échoué. Le phénomène s’est produit aussi bien en Israël que dans l’ensemble de la région, où l’échec des partis laïcs a laissé la place aux partis islamistes, que ce soit dans les pays arabes, en Iran, en Turquie, ou hindouiste en Inde.

Contrairement aux apparences, ce phénomène est tout à fait moderne. Ce n’est pas du tout un retour à la religion des anciens.
Pour moi, Bennett occupe sur l’échiquier politique israélien la même place qu’occupait le leader des Kibboutzniks Yigal Allon dans les années 1960-1970. Celui-ci était très à gauche, tout en étant annexionniste. Les Kibboutzniks avaient un poids symbolique bien supérieur à leur nombre de députés à la Knesset, en raison de leur rôle, justement, dans la colonisation de cette fameuse « terre d’Israël ».Aujourd’hui, les colons ne représentent que 4% de la population d’Israël, mais ils ont, comme les Kibboutzniks par le passé, un poids considérable sur la société israélienne.

Ce qui ne permet guère d’entrevoir une issue négociée au conflit…

Je suis pessimiste, mais pas fataliste. Pour moi, le seul espoir d’une avancée serait que Barack Obama, aidé de son prochain ministre de la défense Chuck Hagel, ainsi que des dirigeants européens comme François Hollande fassent pression sur Israël pour l’amener à négocier. Sans une pression extérieure, il n’y aura pas de changement en Israël même. Il nous manque pour cela un de Gaulle. Il y a en Israël une très forte dépolitisation des citoyens israéliens.

Toutefois, la plupart des Israéliens ne sont pas obsédés par l’idéologie; ils sont matérialistes, hédonistes. En cas de forte pression extérieure, je crois qu’ils accepteraient le changement et les sacrifices que cela imposerait. Laisser Israël poursuivre dans la voie de la colonisation, c’est contribuer, à terme, à sa destruction. Il n’y aura pas de solution militaire à ce conflit. La négociation est la seule voie

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