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Sénégal: la société civile refuse que les élections soient « volées »

Tandis que la jeunesse dakaroise défie le sortant Abdoulaye Wade dans la rue, la société civile tente de bâtir à la veille d’une présidentielle à haut risque un rempart efficace contre la fraude. Si le dispositif n’est pas infaillible, il reflète une robuste vitalité citoyenne.

Hautain et brutal, le notable a déboulé en trombe dans le bureau de vote. Avec son arrogance d’homme pressé, mais sans sa carte d’électeur. « J’ai ma pièce d’identité, lance-t-il aux assesseurs. Allez, pas que ça à faire! » Un temps désarçonné, le président se rebiffe. Et, face à l’entêtement du VIP, finit par sommer l’agent de sécurité de l’éconduire. Peu après, un autre intrus tente de déjouer la loi. Lui nie avoir accompli son devoir électoral, malgré la tâche d’encre indélébile qui rougit son index. « Rien à voir, hasarde-t-il. Je fais de la peinture à la maison. » Même motif, même punition: le peintre du dimanche sera fermement expulsé.

Fictives, ces deux scènes résultent de jeux de rôles, points d’orgue d’un atelier orchestré à Dakar par l’ONG Enda-Diapol et la Plate-forme des acteurs non étatiques, avec le concours de l’Union européenne; et ce, à la veille du premier tour d’une élection présidentielle sous haute tension, programmée le 26 février. Quinquas en boubou, universitaires cravatés, militantes au foulard chamarré: originaires des 14 régions du Sénégal, la trentaine de stagiaires incarne la vitalité d’un formidable réseau de vigies citoyennes. Qui bataille pied à pied contre l’abstention et pour le respect des normes démocratiques, puisant dans un arsenal hétéroclite et ingénieux. Tout y passe: la réunion sous l’arbre à palabres du village, le spot martelé sur la bande FM locale, le clip vidéo, le concert pédagogique, le théâtre ambulant ou le radio crochet.

En filigrane, un enjeu primordial: garantir la sincérité du scrutin. Et là, plus question de simuler. La validation de la candidature du sortant, Abdoulaye Wade, ce Gorgui – « Vieux », en langue wolof – qui brigue un troisième mandat consécutif, au mépris d’une Constitution rédigée à l’en croire de sa main, a déclenché une révolte civique rudement réprimée. A moins d’une semaine du jour J, on recensait six morts, dont un policier, des dizaines de blessés et autant d’arrestations, notamment dans les rangs du collectif de rappeurs « Y’en a marre! », fer de lance de l’insoumission. « Dans un tel contexte, insiste-t-on à l’Elysée, la France sera d’une extrême vigilance quant à la transparence du processus. Il en va de la stabilité du pays. Si Wade passe en force – en clair, s’il triche -, tout peut dégénérer gravement. » A elle seule, la société civile sénégalaise déploiera 4 250 observateurs, pour peu que ceux-ci obtiennent à temps l’accréditation requise. « Nous espérons couvrir 70% des centres de vote, précise Moussa Mbaye, coordonnateur d’Enda-Diapol, contre à peine un quart en 2007. » La mission de l’UE compte pour sa part une centaine d’experts, dont 18 sont à pied d’oeuvre depuis le 5 février.

D’une densité peu commune sur le continent noir, le maillage du pays de la teranga, complété par des équipes d’émissaires venus d’Afrique ou des Etats-Unis, restreint le risque de fraude. Sans pour autant l’anéantir. « Chez nous, impossible de truquer, assène le Premier ministre, Souleymane Ndéné Ndiaye, par ailleurs directeur de campagne du candidat chef d’Etat. Le débat est clos. » Pas si vite. Certes, le bourrage d’urnes massif paraît voué à l’échec. Il n’empêche que l’essentiel se joue en amont, à l’échelon du fichier électoral.

1,3 million de Sénégalais absents des registres

Le clan du sortant brandit volontiers le quitus décerné en 2010, au terme d’un audit euro-américain. Soit. Mais depuis lors, le registre s’est enrichi de près de 600 000 noms, soit 10% du corps des électeurs potentiels: environ 350 000 nouveaux inscrits, et plus de 200 000 citoyens dotés d’une carte actualisée pour cause de redécoupage administratif. Au total, 1,3 million de Sénégalais en âge de voter ne figurent pas dans le fichier. Tout aussi inquiétant, le taux de retrait des pièces numérisées, jugé faible, voire dérisoire en province. Au point d’inspirer aux « missionnaires » de l’UE un rappel à l’ordre courtois mais ferme. A sa décharge, la Commission électorale nationale autonome (Cena) attendait encore à la mi-février la dotation budgétaire de 3 milliards de francs CFA – 4,6 millions d’euros -, censée financer le déploiement de 18 000 contrôleurs et superviseurs…

Fragmentée, minée par les querelles d’ego, les arrière-pensées et les flottements stratégiques, l’opposition a enfourché faute de mieux le canasson de la fraude. Le socialiste Ousmane Tanor Dieng fustige ainsi un « logiciel magique » susceptible d’inverser le verdict des urnes; allusion au réquisitoire de l’informaticien Bakar Ndiaye, qui prédit le triomphe frauduleux du « Gorgui » dès le premier tour, avec de 52 à 54% des suffrages et le concours de centaines de bureaux fictifs. Thèse endossée par l’ancien Premier ministre Moustapha Niasse, enclin à élever Wade au rang d' »inventeur d’un système de triche ultrasophistiqué ». Quant au journal Sud Quotidien, il alimente la suspicion, évoquant à la Une le mystère des « électeurs clonés ». En fait, un phénomène, jugé marginal par les analystes de l’UE, d’inscription simultanée sur deux fichiers: le national et celui de la diaspora.

Signée par un « patriote de l’ombre dans le secret des dieux », une note de trois feuillets dénonce un « coup d’Etat électoral ». Il est question cette fois d’un software diabolique, conçu par une firme indienne et une société russe pour charcuter la carte électorale et « ratisser » les voix sur deux fronts: les casernes, théâtres du vote de 23 000 militaires et gendarmes, appelés aux urnes dès les 18 et 19 février; la Casamance, province où sévit une rébellion séparatiste armée. « Argumentaire extravagant, tranchent à l’unisson un expert européen et un vétéran de la société civile. Plutôt que de hurler au vol, les rivaux de Wade feraient mieux de dépêcher un mandataire dans chaque bureau pour assister au dépouillement et récupérer le procès-verbal. Les outils existent. Qu’ils s’en servent. »

Berceau et fief de l’influente confrérie musulmane mouride, Touba, à 200 kilomètres à l’est de Dakar, mérite le détour. D’abord, l’autorité du calife général Serigne cheikh Sidy Moctar Mbacké, ostensiblement courtisé par « Ablaye » Wade, lui-même adepte du mouridisme, y demeure prépondérante. Ensuite, l’informaticien procureur mentionné plus haut voit dans la cité sainte l' »épicentre » de la fraude. Sur le territoire de la communauté rurale Touba-Mosquée, on fait campagne mezza voce. Car le calife a proscrit meetings et cortèges sonorisés, rituels païens inconvenants. Ici, le soir venu, des « crieurs » sillonnent donc les rues, les uns pour inviter l’électeur à retirer sa carte, les autres afin de vanter au porte-à-porte les mérites de leur favori. Autre singularité imposée par la tradition : ces villages de tentes dressés dans le quartier Darou Marnane comme dans l’enceinte de l’université Al-Azhar, « abris provisoires » faisant office de bureaux de vote. Dispositif propice à la fraude? « En soi, non, objecte Tommaso Caprioglio, chef adjoint de la mission d’observation de l’UE. Peu importe que l’on fasse son choix dans une école ou sous une bâche, pourvu que les PV soient justes. »

Des soutiens contre du cash ou un 4×4

Reste que Touba n’échappe pas au sort commun: à dix jours du scrutin, on y dénombrait plus de 107 000 cartes d’électeur en souffrance, pour environ 140 000 inscrits. « Il faudrait des commissions itinérantes pour les distribuer dans les villages isolés, note un activiste désabusé. Mais les moyens manquent, qu’il s’agisse de payer le carburant ou les fonctionnaires. »
S’il a invité les siens à respecter le verdict du Conseil constitutionnel, lequel avalise la volonté de Wade de prolonger son bail, le calife s’est abstenu de délivrer un ndiguël – consigne religieuse – en faveur de son illustre fidèle. « Il ne le fera pas, insiste son chambellan. Au sein de sa propre famille se côtoient partisans et adversaires du président sortant. Apaisement et neutralité, tels sont les maîtres mots de notre guide, qui n’a d’autre parti que l’islam. » Une retenue dictée par l’érosion d’un magistère moral ancestral comme par le souci de sauvegarder la cohésion de la communauté. Moins prospères, donc plus perméables aux largesses des prétendants, les marabouts de rang inférieur marchandent volontiers leur soutien contre du cash ou un 4×4. Voilà des mois que le pouvoir « cadeaute » intensément leaders confrériques et chefs coutumiers. « Tous le font, nuance un journaliste engagé, mais le Gorgui, lui, a les clefs du coffre. Ici, on achète les consciences, les bulletins et les cartes d’électeur pour 50 000 francs CFA [75 euros environ], je cède la mienne », admet en écho un chauffeur de taxi dakarois.

Si l’on en croit Mamadou Guèye, le tarif serait 10 fois moindre en zone rurale. « Quand on n’a rien mangé, un billet de 5.000, c’est de l’or », soupire-t-il. Au pied des gradins déserts d’un vieux cinéma à ciel ouvert de Mbacké, ville soeur de Touba, le patron local du PS remâche son dépit. Et la tournée qu’il vient d’accomplir en brousse attise son défaitisme. « Ça ne prend pas, soupire Mamadou. On n’a plus d’espoir. Pourquoi le paysan perdrait-il sa journée pour aller voter? Il se dit que c’est joué d’avance, que Wade passera dès le premier tour. Si tel est le cas, croyez-moi, ça va chauffer. » D’ailleurs, ça chauffe déjà.

De notre envoyé spécial Vincent Hugeux,L’Express

Treize contre Wade

Le 26 février, 14 candidats briguent dans plus de 11 900 bureaux de vote les suffrages des 5,3 millions d’inscrits, dont 30% résident à Dakar et dans ses banlieues. Seuls deux anciens Premiers ministres d’Abdoulaye Wade (officiellement, 86 ans) semblent en mesure d’ébranler son assise: Macky Sall qui fut son directeur de campagne en 2007 et Idrissa Seck, dauphin tombé en disgrâce. Le vétéran Ousmane Tanor Dieng misera sur l’ancrage du PS. Citons encore Cheikh Tidiane Gadio, titulaire des Affaires étrangères sous Wade neuf années durant; le juriste Ibrahima Fall, qui fut le chef de la diplomatie d’Abdou Diouf; ou Cheikh Bamba Dièye, député maire de Saint-Louis.

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