Robespierre, réfugié à l'hôtel de ville de Paris, à la veille de finir sur l'échafaud (tableau de Jean-Joseph Weerts). Ange ou démon ? © WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM

Robespierre « l’incorruptible » est de sortie

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Sans terreur point de vertu : il y a deux siècles, le révolutionnaire Robespierre mettait à exécution son implacable maxime. Alors que la moralité en politique semble toucher le fond en France comme en Belgique,  » l’Incorruptible  » retrouve une tribune.

Ils l’ont échappé belle. Deux cents ans plus tôt, à moins de deux heures de TGV d’ici, ils n’auraient sans doute pu sauver leur tête. Esprit de lucre, éthique dévoyée, mauvaise grâce à rendre des comptes au peuple : les citoyens Moreau, Gilles, Pire, Drion et consorts auraient peut-être goûté au rasoir national, aux temps les plus sanguinaires de la Révolution française. Maximilien Robespierre ne badinait pas avec la probité. Toutes  » ces âmes de boue qui n’estiment que l’or  » n’avaient leur place que dans une charrette de condamnés, un aller simple pour l’échafaud en poche.

Mirabeau avait prévenu :  » Robespierre ira loin, il croit tout ce qu’il dit.  » Et Robespierre dit :  » Le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante.  » Devenu l’âme d’une dictature de salut public, il joint le geste à la parole. La Révolution est en péril, il faut vaincre ou périr. La Terreur avec un grand T ne sera rien d’autre qu’une  » justice prompte, sévère, inflexible « . Elle ne doit épargner aucun  » ennemi du peuple « . Le complotisme est érigé en art de gouverner. Bilan : 17 000 guillotinés, à Paris et en province, entre mars 1793 et juillet 1794. Jusqu’à ce que, le 10 thermidor an II (28 juillet 1794), le couperet de la guillotine tombe à son tour sur Robespierre et ses plus proches disciples. Fin de partie à 36 ans.

André Gilles (à g.) et Stéphane Moreau auraient-ils sauvé leur tête sous la Terreur guidée par Robespierre ?
André Gilles (à g.) et Stéphane Moreau auraient-ils sauvé leur tête sous la Terreur guidée par Robespierre ?© DENIS CLOSON/ISOPIX

Le révolutionnaire disparaît, sans  » casseroles  » pendues à ses basques. Sa quête maladive de pureté en politique lui a valu de passer, dès son vivant, pour  » l’ Incorruptible « . Ceux qui ont précipité sa chute n’ont jamais été jusqu’à lui contester ce titre. En revanche, ils se chargent de forger sa réputation. Robespierre sera pour l’éternité la face hideuse de la Révolution française. On en fera plus tard l’inspirateur de Lénine, Staline, Mao, Hitler, Pol Pot et autres génocidaires de la pire espèce. Ce solitaire toujours poudré et tiré à quatre épingles n’aura été qu’un  » buveur de sang  » à reléguer dans les poubelles de l’histoire.

 » Robespierre était lié à la Terreur, mais il n’est pas la Terreur  »

On ne se proclame plus hitlérien, on ne s’assume plus stalinien ou maoïste. On peut toujours se revendiquer robespierriste.  » L’Incorruptible  » ne compte pas que des ennemis. Depuis longtemps, des historiens oeuvrent à réhabiliter son réel apport à la grande cause révolutionnaire. Robespierre, un affreux malentendu ?  » Le monstre psychopathe  » gagnerait à être connu, (re)découvert. Voire plus si affinités.

Le député PRG Alain Tourret, fondateur du club parlementaire des amis de l'Incorruptible,
Le député PRG Alain Tourret, fondateur du club parlementaire des amis de l’Incorruptible,  » ce grand incompris de l’histoire « .© CHRISTOPHE PETIT TESSON/BELGAIMAGE

C’est que la  » légende noire  » a occulté une face moins obscure : Robespierre, ce fut aussi le combat pour la reconnaissance de la citoyenneté des Juifs, des comédiens. Le droit de vote pour tout le monde, la brièveté du mandat législatif qu’il arrache en faisant interdire aux députés sortants de se représenter aux élections suivantes. Il est l’adversaire résolu du politicien professionnel, de l’esclavage, de la guerre, de la peine de mort. Il demande l’impossible aux élus du peuple :  » Le plus grand service que le législateur puisse rendre aux hommes, c’est de les forcer à être honnêtes gens. Je veux être pauvre pour n’être pas malheureux « , professe-t-il. Beaucoup ne l’entendent pas de cette oreille. Tant pis pour eux.

 » Robespierre était lié à la Terreur, mais il n’est pas la Terreur « , recadre l’historien français Thomas Branthôme. Les terroristes  » repentis « , en le liquidant avant de l’être eux-mêmes, s’empressent de se racheter une conduite sur son dos.  » En immolant Robespierre, ils cherchent à se cacher derrière les flammes.  » Les guillotinés de Paris et de province, les noyés de Nantes, les colonnes infernales qui dévastent la Vendée, les fusillés de Lyon ? C’est lui, encore lui, toujours lui. Cela fait beaucoup pour un seul homme. Trop, peut-être.

Ange ou démon : ni l’un ni tout à fait l’autre. Robespierre séduit encore, jusqu’au sein de l’Assemblée nationale française. Bienvenue au  » club parlementaire des amis de l’Incorruptible « . Son président fondateur, Alain Tourret, 69 ans, député du Calvados et maire de Moult, se charge des présentations pour Le Vif/L’Express :  » J’ai créé cette amicale en 1997, à l’image des clubs politiques qui étaient très actifs sous la Révolution française. Notre but est de réfléchir sur l’héritage de ce grand incompris et maltraité de l’histoire de France qu’est et que reste Robespierre.  » Combien de divisions ?  » Le club compte une quinzaine de députés, davantage de gauche que de droite « , poursuit l’élu du Parti radical de gauche (PRG), en froid avec sa formation politique pour cause de ralliement personnel à Emmanuel Macron.

 » Sa lucidité m’impressionne. C’est un modèle de clairvoyance  »

Pas de ténors dans les rangs. Mais une poignée d’élus qui en pincent très fort pour  » l’Incorruptible « . Jacques Pélissard, 70 ans, député-maire de Lons-le-Saunier depuis 1993, membre du parti Les Républicains, lui a déclaré sa flamme alors qu’il était tout jeune avocat. La passion de cet élu jurassien le conduit à baptiser son fils Maximilien. Cet ex-président de l’Association des maires de France salue le révolutionnaire pour  » la cohérence de ses jugements, sa rigueur totale, dans la lutte contre l’ennemi intérieur « . Quant à la manière…  » Aussi horrible soit-elle, sa volonté de rationaliser la Terreur est intéressante en termes d’organisation.  »

Jean-Luc Mélenchon, candidat à l'élection présidentielle 2017 : une admiration revendiquée pour l'
Jean-Luc Mélenchon, candidat à l’élection présidentielle 2017 : une admiration revendiquée pour l' » Incorruptible « .© VINCENT ISORE/BELGAIMAGE

Ni think tank ni groupe de pression, le club n’affiche pas d’autre prétention que de rendre à  » l’Incorruptible  » sa juste place dans l’histoire.  » Robespierre fut un homme d’Etat « , souligne Alain Tourret.  » Il appartient à la lignée des hommes intègres qui sont le véritable modèle des hommes politiques, des républicains. Il est le symbole de la pureté en politique.  » Il se fait que cette denrée semble se faire anormalement rare par les temps qui courent.

Les  » affaires  » pleuvent sur l’Hexagone. Comme en Wallonie, comme en Flandre : Publifin, Publipart, le  » petit  » monde des intercommunales y est sur le gril. Ici comme là-bas, un seul cri : opération  » mains propres  » ! Des têtes doivent rouler : au figuré.  » Il n’y a plus de référence morale, la République irréprochable a failli. Il nous faut une république intransigeante, bannissant la corruption et les prises illégales d’intérêts « , interpelle le député français Tourret. Le biotope politique wallon, tétanisé, ne tient pas un autre langage.

 » Robespierre réveille-toi, ils sont devenus fous  » ?  » L’Incorruptible  » est de sortie. Septembre 2012, 220e anniversaire de la République, rassemblement du Front de gauche à Paris : Jean-Luc Mélenchon salue la mémoire de  » notre libérateur « . Le candidat à l’élection présidentielle 2017 multiplie les marques de déférence.  » Sa lucidité m’impressionne. Il avait des fulgurances. J’aime sa sensibilité à fleur de peau. Je suis dans un rapport critique avec Robespierre mais j’ai de l’admiration pour lui. C’est un modèle de clairvoyance.  » Un modèle opportunément exhumé du placard :  » Nous nous sommes délibérément emparés du sujet dans le but de reconstruire une identité révolutionnaire de la France.  »

 Le philosophe Michel Onfray :
Le philosophe Michel Onfray :  » Robespierre a épousé la mort. »© PATRICE FALOUR/REPORTERS

Et le  » sujet  » ne reprend pas seulement du service sous la bannière de la  » France insoumise  » de Mélenchon. Il lui arrive d’être convoqué dans le débat parlementaire sur la moralisation de la vie publique française. Alain Tourret est l’un de ces élus qui aiment enrichir ses interventions à l’Assemblée nationale de références au dirigeant jacobin, comme autant de piqûres de rappel administrées à ses pairs. Sans jamais scandaliser :  » Je recueille toujours des sourires complices, amusés.  »

Question vertu, Robespierre visait l’excellence. Un vrai tour de force ? Rien d’insurmontable à cela, nous assure le député-maire Jacques Pélissard :  » Il suffit d’avoir une morale bien ancrée et de travailler en conscience.  » Et le tour serait joué.

L’esquisse d’un timide retour en grâce suffit à glacer le sang des détracteurs les plus virulents du  » tyran « . Le très médiatique philosophe Michel Onfray exécute  » l’Incorruptible « , sans la moindre circonstance atténuante.  » Robespierre n’est qu’un cerveau, une décision, une volonté. L’avocat d’Arras a épousé la mort. Cet anémique a besoin du sang frais de révolutionnaires exécutés pour irriguer son encéphale.  » Ce faux ami du peuple qui disait l’envoyer à l’échafaud pour son bien serait juste bon à donner la chair de poule.

Tant de haine et de répulsion n’étonnent pas Serge Deruette, professeur de sciences politiques à l’université de Mons.  » Robespierre permet la dictature des  » petites gens  » sur les grands possédants. Assez paradoxalement, il est rejeté pour avoir été  » l’Incorruptible « . Il est un reproche vivant de désintéressement. Face à la vénalité, admise comme naturelle, des fonctions politiques des hautes sphères de l’Etat qui caractérise notre époque, son incorruptibilité, devenue synonyme de froideur et de désintérêt suspects, est vouée à toutes les turpitudes.  »

David Pestieau (PTB) :
David Pestieau (PTB) :  » Robespierre a montré que l’homme politique doit résister aux forces de l’argent. »© NICOLAS MAETERLINCK/BELGAIMAGE

Robespierre et sa  » probité révoltante  » donneraient ainsi mauvaise conscience à ceux qui gouvernent, à ces déconnectés du  » peuple « . C’est dire si le personnage peine à revenir à la lumière. Le bicentenaire de la Révolution, en 1989, l’avait discrètement évacué des célébrations. La mairie de Paris refuse toujours de lui dédier une place ou une rue,  » alors qu’elle honore d’innombrables crapules politiques « , peste le député Tourret. Il a fallu trente ans de lutte pour qu’advienne le projet de convertir en un lieu de mémoire et de culture la maison où Robespierre vécut à Arras.

La pensée de Robespierre parle au PTB :  » Il a combattu les privilèges.  »

Le personnage brille toujours par son absence dans la galerie de niches qui abrite les statues de grands révolutionnaires à l’Assemblée nationale française.  » L’Incorruptible  » a fait pourtant une apparition remarquée au palais Bourbon en 2014, le temps d’un colloque international consacré à un sujet bien de saison :  » Vertu et politique « . C’est le  » club parlementaire des amis de l’Incorruptible  » et la Société d’études robespierristes (SER) qui invitaient. Un ancien ministre Alain Vidalies (PS) et le secrétaire d’Etat aux Sports Thierry Braillard (PRG) qui patronnaient. Et le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone (PS), qui donnait le coup d’envoi.

Robespierre n’a jamais complètement disparu des radars.  » Il remonte à la surface à chaque période de marasme politique et connaît alors un regain de popularité, surtout porté par la gauche « , relève l’historien Philippe Raxhon (ULg). Des idées, une posture, lui valent toujours un capital de sympathie.  » Ce vrai démocrate, qui ne craint pas d’être minorisé et d’aller à contre-courant de l’opinion dominante, est une figure complexe et novatrice. Il y a plusieurs Robespierre. Notamment celui qui fait peur aux propriétaires.  » Et aux dissimulateurs. Transparence des patrimoines, cadastre des rémunérations ? Rien de révolutionnaire à cela ! Le député Couthon, un lieutenant de  » l’Incorruptible « , est le premier à réclamer le dévoilement des fortunes des élus du peuple. En termes choisis :  » Qu’on examine nos fortunes, notre existence première, on verra que nous avons toujours été sans-culottes (NDLR : nom donné aux révolutionnaires français) ; nous le serons jusqu’à la fin, parce qu’il est impossible qu’un député qui augmente de fortune ne soit pas un conspirateur.  »

Michel
Michel  » papa  » Daerden, une appartenance à la loge Robespierre de Visé. © DENIS CLOSON/ISOPIX

Deux siècles plus tard, les élus wallons en redébattent fiévreusement. Sans pensée émue pour  » l’Incorruptible « . Y a- t-il un robespierriste dans la salle ? Négatif. L’homme s’exporte mal sous nos latitudes. Logique, il n’y a laissé aucun souvenir impérissable : l’actuelle Belgique ne devient durablement française qu’à l’heure même de sa chute, à l’été 1794. L’homme politique belge n’a pas pour habitude d’appeler à la rescousse les personnages de l’histoire. A fortiori les plus sulfureux.

Le nom de celui qui faisait jadis trembler l’aristocratie des riches n’a pas encore inspiré au député PTB Raoul Hedebouw une seule envolée à la tribune de la Chambre. La gauche radicale belge se garde désormais d’exhiber avec ostentation ses maîtres à penser.  » Nous évitons désormais d’être des  » -istes » « , précise David Pestieau, responsable du service d’études du PTB,  » Mais Robespierre et sa pensée nous parlent, forcément. Il a montré que l’homme politique doit savoir résister aux forces de l’argent. Il était l’homme de la remise en cause des privilèges de l’aristocratie, qui se perpétuent aujourd’hui chez les multimilliardaires.  »

Le vague souvenir du révolutionnaire français aura tout de même réussi à se nicher au coeur de la franc-maçonnerie liégeoise. Une loge  » L’Incorruptible « , fondée à Seraing en 1958 ; une loge  » Robespierre « , créée à Visé en 1976. L’une et l’autre abritent quelques pépites du microcosme socialiste liégeois, à la vertu parfois discutée car discutable. André Gilles est membre de la première, feu Michel Daerden en fut de la seconde. A faire retourner le sévère Robespierre dans la fosse commune où fut jeté son cadavre raccourci.

Les Héritiers de la République. Qui sont leurs mentors ?, par Eric Fottorino, éd. Calmann-Lévy, 2012. Vertu et politique, collectif, Presses universitaires de Rennes/SER, 2015. L’Héritage Robespierre, in Revue des deux mondes, 11/2015.

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