© Capture d'écran du site de Katia Abreu

Rio+ 20: Katia Abreu, l’amazone de l’agrobusiness

Alors que se tient à Rio le Sommet de la Terre, le géant sud-américain s’impose comme une superpuissance agricole, habile, malgré les écologistes, à défendre ses intérêts. Avec Katia Abreu, sénatrice et grande propriétaire, le lobby des producteurs a trouvé une ambassadrice de choc.

Soudain, le bimoteur entre dans une zone de turbulences. A l’intérieur de la carlingue, la sénatrice Katia Abreu, prise d’une légère panique, tente de se rassurer en regardant par le hublot. A travers les nuages, on aperçoit un bout de la région du Centre-Ouest, ce nouvel eldorado où, sur une étendue trois fois grande comme la France, se succèdent, au coeur du Brésil, pâturages et plantations – souvent dopées aux organismes génétiquement modifiés (OGM). Le petit avion privé poursuit sa course chaotique à destination de la fazenda (ferme) de l’illustre passagère, sise au coeur de l’Etat du Tocantins, à 1 000 kilomètres de la capitale, Brasilia. Dix minutes plus tard, le Beechcraft se pose sur la piste en terre battue, à l’intérieur de sa propriété privée : 5 000 hectares de soja, 4 000 d’eucalyptus. « Un très, très bon business », admet la femme d’affaires en faisant allusion à la rentabilité de son exploitation, qui rendrait jaloux le trader londonien le mieux payé.

Soulagée d’être sur le plancher des vaches, Katia Abreu (prononcer « abré-ou ») confie : « Les turbulences sont la seule chose qui me fiche vraiment la trouille. » En 1987, son mari s’est écrasé aux commandes d’un avion identique, sur le même trajet. Katia Abreu, alors âgée de 25 ans et enceinte, se retrouve seule avec deux enfants alors âgés de 1 et 4 ans. « Ma famille m’a implorée de vendre la plantation, afin que je poursuive mes études de psychologie. Je n’ai écouté personne. J’aurais dû être psychanalyste freudienne, je suis devenue exploitante agricole. »

« Dame de fer » dans un milieu macho

Six ans plus tard, Katia Abreu est sollicitée par les agriculteurs du coin, qui lui proposent la présidence de la fédération agricole de l’Etat : ils ont repéré cette fonceuse. « J’ai révolutionné ce machin aux structures archaïques », se souvient-elle. Traçant son sillon, elle devient ensuite députée (en 2000) puis sénatrice (en 2006), à Brasilia. En 2008, c’est la consécration : Katia Abreu est élue présidente de la surpuissante Confédération nationale de l’agriculture (CNA) – 2 000 syndicats patronaux et 1 million d’exploitants à travers les 27 Etats du Brésil. Première femme à la tête d’une confédération patronale de cette envergure, Katia Abreu, 50 ans, est aujourd’hui l’une des parlementaires les plus influentes, selon le think tank Arko Advice. « Dame de fer » dans un milieu macho, l’ « agrobusiness », elle est également l’une des femmes les plus médiatiques de ce pays de 195 millions d’habitants, presque autant que le leader du Parti Vert Marina Silva, ou, dans un registre différent, le top-modèle Gisele Bündchen.

Pour mesurer la place prise ces dernières années par la sénatrice du Parti social démocratique (PSD, opposition ; malgré le nom de sa formation, Katia Abreu est une libérale) dans le paysage politique, il suffit de savoir qu’elle est la seule parlementaire régulièrement conviée à des tête-à-tête par la présidente, Dilma Rousseff. Ce traitement de faveur s’explique par son rôle de porte-parole de l’agrobusiness, un secteur qui représente la bagatelle d’un quart du produit intérieur brut, d’un tiers des exportations et d’un tiers des emplois brésiliens !

Si le Brésil vient de ravir au Royaume-Uni sa place de 6e économie mondiale et s’il remplacera bientôt la France à la 5e place (avant douze mois, selon les experts), c’est en effet d’abord parce que, en l’espace de vingt ans, ce pays est devenu une « superpuissance verte ». Nouveau « grenier du monde », le pays du carnaval nourrit la Chine, dont la sécurité alimentaire dépend aujourd’hui des agriculteurs brésiliens. D’où un axe Brasilia-Pékin. Lorsqu’elles se rencontrent au palais du Planalto (l’Elysée local), Dilma et Katia imaginent le Brésil en 2025 : « Je l’ai dit à la présidente : il faut que nos grands fleuves soient rendus navigables et deviennent autant de Mississippi. Ces voies fluviales permettraient d’expédier plus rapidement les productions du Centre-Ouest vers les ports. Et de gagner cinq jours de transport pour atteindre Shanghai. C’est beaucoup plus important que de faire un TGV reliant Rio de Janeiro à São Paulo. »

Quoique de sensibilités politiques différentes, la présidente Dilma Rousseff, du Parti travailliste (PT, gauche), et Katia Abreu, qui admire Margaret Thatcher (mais aussi la chanteuse Amy Winehouse), sont toutes deux des nationalistes pragmatiques, préoccupées par la modernisation économique. Leur rapprochement témoigne, aussi, d’un autre phénomène : l’émergence d’un leadership féminin visible dans le gouvernement, dans l’entourage de la présidente, à la tête d’entreprises publiques (le géant pétrolier Petrobras est dirigé depuis février 2012 par Maria das Graças Foster) ou encore dans l’agriculture, où exploitantes et ingénieures sont de plus en plus nombreuses.
Quoi qu’il en soit, à gauche de l’échiquier politique, la proximité du chef de l’Etat avec Katia Abreu fait grincer des dents, surtout à l’heure où s’ouvre, à Rio de Janeiro, le Sommet de la Terre (Rio + 20, du 20 au 22 juin). « N’oubliez jamais que, au Parlement, la sénatrice Katia Abreu siège et côtoie le secteur le plus conservateur et rétrograde », pointe Marcio Astrini, porte-parole de Greenpeace Amazonie. L’activiste fait allusion à la « bancada ruralista », ce groupe parlementaire informel qui traverse les partis et réunit tous les élus liés à la défense des intérêts de l’agrobusiness. A Brasilia, le lobby agricole est puissant : sur 513 députés et 81 sénateurs, plus de 150 sont des « ruralistes ».

« Mon job ? Améliorer l’image du secteur agricole »

« Dans les années 1980, certains d’entre eux étaient ouvertement opposés à la démocratisation, poursuit Astrini. Ceux-là, paternalistes au-delà de l’imaginable, rechignaient même à légiférer pour abolir une forme d’esclavage résiduel dans certaines plantations archaïques. » Il ajoute : « Cette année, les ruralistes ont voté le nouveau code forestier, dont la particularité est de ne pas protéger un centimètre carré de forêt amazonienne supplémentaire. » Fin connaisseur des subtilités de la complexe vie politique brésilienne, le journaliste Tales Faria nuance : « La sénatrice Abreu appartient à une nouvelle génération plutôt moderne au sein des ruralistes. Mais elle doit composer avec toutes les tendances, y compris les plus réactionnaires. »

L’intéressée, elle, se voit plutôt comme une modératrice : « Mon job est de calmer les éléments les plus virulents et d’améliorer l’image du secteur agricole, traditionnellement négative au Brésil. » Pour cela, cette pro de la com n’a pas hésité à s’offrir les services du présentateur vedette d’un des journaux de 20 heures. Il coordonne une vaste campagne de media training. « Désormais, lorsqu’un propriétaire terrien est victime d’une invasion illégale par des paysans sans terres, il ne court pas devant les caméras pour dire, rouge de colère, qu’il voudrait sortir tout le monde à coups de fusil. Il explique de manière civilisée qu’il revient à l’Etat de faire appliquer la loi et de trouver une solution. »

Astucieuse, la sénatrice multiplie les colloques, les conférences dans les universités, les débats télévisés et signe chaque samedi un article d’opinion dans le journal de référence Folha de São Paulo (elle écrit aussi dans le Financial Times). « La plus grande partie de mon travail consiste à contredire Greenpeace, le WWF et toutes les ONG qui répandent des clichés depuis vingt ans. A les écouter, nous aimons la déforestation… C’est faux, évidemment. Pour une raison simple : l’Amazonie régule la pluviométrie jusqu’au sud du Brésil. Et nous, producteurs, sommes les premiers à être intéressés par la préservation de cet écosystème. »

Elle tient José Bové pour un illuminé

Dans la course aux médias, la « reine de l’agrobusiness » a regagné du terrain. Dans le cadre du sommet Rio + 20, la CNA, décomplexée, occupe un vaste espace… non loin des stands de Greenpeace. Une chose qui eût été inimaginable voilà vingt ans, lors du Sommet de la Terre de 1992, à Rio déjà, et où les ONG tenaient le haut du pavé.

« L’Amazone du lobby vert » ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Forte des succès engrangés au Brésil, elle part à la conquête du monde. VRP planétaire, elle sillonne l’Asie, l’Europe et les Etats-Unis, où elle cherche à influencer les esprits. Récemment, elle a briefé ses compatriotes diplomates en poste aux Etats-Unis, afin de les tenir au courant des avancées technologiques et juridiques du monde agricole brésilien. A Londres, elle dispose déjà d’un relais sous la forme d’une agence de relations publiques. A Paris, elle vient de contacter un cabinet de conseil susceptible de préparer son « atterrissage » en France.

« Compte tenu de l’influence de Paris sur les questions agricoles en Europe, il est essentiel d’avoir une stratégie de communication ciblée en direction des Français. » Au pays de José Bové (qu’elle tient pour un illuminé, depuis son arrestation et son expulsion du Brésil, en 2001, consécutives à une opération de fauchage d’OGM), la tâche ne sera pas facile. Comment convaincre les Européens que les OGM, largement utilisés au Brésil mais interdits en France, constituent un progrès pour l’humanité ? « Dans notre climat tropical humide, l’utilisation des organismes génétiquement modifiés est une nécessité qui, en outre, présente l’avantage de réduire drastiquement le recours aux pesticides polluants », assène la sénatrice, sans craindre de susciter la polémique parmi les écologistes participant au Sommet de la Terre.

Afin de diffuser ses messages, Katia Abreu va ouvrir, en octobre, deux « ambassades » de la CNA, à Bruxelles et à Pékin. Dans l’Etat du Mato Grosso, le producteur de soja Marcelo Duarte, directeur exécutif de l’organisation patronale Aprosoja, est confiant : « Notre potentiel agricole est considérable. Grâce aux améliorations technologiques constantes, aux progrès dans la traçabilité et aux investissements énormes, le Brésil peut facilement doubler ou tripler sa production actuelle d’ici à quelques années. » Une manière de prévenir : vous n’avez encore rien vu.

De notre envoyé spécial Axel Gyldén, L’Express

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