Eric Cusas

« Rétablir le Service National : une fausse bonne idée »

Eric Cusas Avocat aux barreaux de Bruxelles et de Paris

Ainsi donc, le président de la République française veut à tout prix rétablir une « forme de Service National » aux contours incertains et d’une durée qui fluctue en fonction de l’interlocuteur et de la position des astres.

C’était l’un de ses engagements de campagne et il ne sera pas dit que M. Macron emboîtera le pas à M. Chirac qui, affirme-t-on, proclamait cyniquement à tous vents que « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». Les Français, il est vrai, semblent montrer de l’appétit pour ce projet (sauf peut-être ceux qui seraient astreints à l’obligation). Tout se passe comme si, dans une situation de panique et de délitement profond du lien social, la résurrection de l’obligation militaire apparaissait comme une panacée. Beaucoup de nos concitoyens semblent fermement convaincus qu’en faisant passer les jeunes générations par la moulinette des hommes en vert, le goût du « vivre ensemble », aussi souvent invoqué qu’il est illusoire, en l’état de fragmentation de nos sociétés, naîtra ou renaîtra comme par enchantement. La mesure, cependant, présente toutes les caractéristiques d’une « fausse bonne idée » ainsi que l’ont relevé bon nombre d’observateurs et, notamment, le remarquable général (2s) Desportes dans une récente interview publiée dans le bulletin de l’Association de Soutien à l’Armée Française (A.S.A.F.).

Avant toute chose, plantons le décor : je suis capitaine d’infanterie de réserve et je sers sous ESR (Engagement à Servir dans la Réserve) depuis treize ans, ce qui signifie, d’une part, que j’ai une vague idée de ce qu’est l’armée et, d’autre part, que je ne puis être soupçonné d’antimilitarisme. Bien au contraire, c’est précisément mon militarisme qui me conduit à considérer comme absurde une proposition qui fleure bon l’opportunisme politicien. « La société en a envie ? Proposons-le, sans trop nous soucier de l’utilité de la mesure ni, d’ailleurs, de son coût »

Si l’on veut être un peu romantique on verra l’acte de naissance de l’obligation militaire dans la canonnade de Valmy, lorsque Kellermann mit son chapeau à la pointe du sabre et s’écria « vive la nation », entrainant à sa suite la foule hétéroclite des volontaires et des vétérans de la monarchie. En réalité, la levée en masse ne sera instituée que par loi Jourdan-Delbrel du 5 septembre 1798. La conscription connaîtra ensuite des formes diverses qui la verront tantôt supprimée, tantôt rétablie, tantôt soumise aux caprices du tirage au sort, tantôt universelle.

Il reste que sa raison d’être n’était pas et n’a jamais été le brassage des populations ou l’éducation civique. Ceux qu’on appelait sous les drapeaux, dans leur écrasante majorité, se vivaient comme Français, de nation et de culture. Car ne le nions pas, jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, au plus tôt, la France (tout comme la plupart des autres pays européens) était ethniquement assez homogène. Certes, un Breton n’est pas un Lorrain qui n’est pas un Basque. Mais il y avait et, j’ose l’espérer, il y a encore, entre ces populations un plus petit commun dénominateur : l’histoire de l’État (celle de nos rois), l’histoire de la nation (celle de la Révolution et de tous les régimes qui l’ont suivie, quelle qu’en ait été la forme), la langue, les livres, les croyances populaires ou religieuses (qu’on ait continué d’y adhérer ou non). Tout cela, au fond, qui forme un peuple.

Peut-être l’aristocrate ne s’intéressait-il guère au bourgeois; peut-être le bourgeois ne connaissait-il pas le prolétaire ou le paysan; et peut-être certains Bas-Bretons (ou Provençaux, ou ce que vous voulez) baragouinaient-ils un français approximatif. Mais au-delà de leurs différences sociales, tous étaient Français. L’armée leur a appris à se connaître entre Français et c’est en ce sens seulement qu’elle les a brassés. Dans la boue des tranchées pataugeront côte à côte le sergent de La Ville de Mirmont (poète, tué à l’ennemi), le sous-lieutenant Pergaud (instituteur et écrivain, tué à l’ennemi), le lieutenant Péguy (écrivain et poète, tué à l’ennemi), le soldat Dorgelès (écrivain), le lieutenant Genevoix (romancier et poète), les fils du général de Castelnau (dont trois furent tués à l’ennemi) et tant d’anonymes , officiers, sous-officiers ou soldats, cordonniers, ouvriers, agriculteurs, clercs de notaire ou commis-voyageurs.

L’armée n’est pas une machine à fondre dans un grand tout des populations qui ne se sentent pas un minimum d’appartenance commune ; ce n’est pas un instrument magique qui permettra en un tournemain de passer au-dessus du précipice culturel qui sépare telle population de telle autre. Si le rapport à la vie et à la mort n’est pas le même, si la relation au vrai et au faux, au juste et à l’injuste diffèrent profondément (sans jugement de valeur aucun) que voulez-vous que l’adjudant-chef le plus doué y fasse ? La patrie écrivait Renan, c’est le plébiscite de tous les jours; et j’ajouterais que ce plébiscite repose sur un acte de foi qui est, le plus souvent, le fait de ceux auxquels parlent « la terre et les morts » selon la formule de Barrès, aujourd’hui jugée nauséabonde (pour employer cet adjectif qui, à force d’être utilisé à tort et à travers, n’a plus aucun sens). Dans son roman « Les Centurions » (qui a inspiré le film éponyme de Mark Robson) Jean Lartéguy met en scène le lieutenant Mahidi, officier d’origine algérienne, ancien combattant d’Indochine, qui cependant trahira ses camarades pour rejoindre le FLN. Et lorsque la Grande Armée devint l’assemblage babélien de plusieurs nations européennes, les premiers à déserter ou à se battre mollement furent ceux que des systèmes d’alliances ou des conquêtes avaient contraints à se ranger sous les trois couleurs. On ne décrète pas : « untel sera mon frère » ou « untel sera mon ami ». La fratrie, c’est le sang ; l’amitié, c’est le coeur. L’éducation civique n’a rien à y voir. L’armée ne fera pas aimer la France à quelqu’un (quelle que soit son origine) qui ne considère pas d’abord les habitants de ce pays comme ses compatriotes, pas plus qu’on ne peut faire boire un âne qui n’a pas soif. Penser le contraire, c’est se leurrer.

Et puis enfin, au-delà du fantasme d’un improbable brassage, non pas social, mais sociétal et culturel, il faut se poser la seule bonne question : à quoi sert l’armée ? Si l’armée fut parfois un instrument de conquête (sous l’Empire par exemple) elle est et reste surtout la garante de l’intégrité du territoire national, de la défense des citoyens face à une agression extérieure (guerre conventionnelle) ou intérieure (situation de guerre civile) et l’un des vecteurs essentiels de la puissance de l’Etat en tant qu’instrument de l’action géopolitique. « Dieu, écrivait Bussy-Rabutin, est d’ordinaire pour les gros escadrons contre les petits. » Or, les hommes qui doivent remplir ces missions ne sont plus les poilus de la Grande Guerre. Le temps est loin où l’on pouvait envoyer au front, après une formation sommaire des jeunes gens qui, quelques semaines auparavant, cultivaient leurs navets ou faisaient la classe. Les équipements sont incroyablement sophistiqués. Même le fantassin, lorsqu’il part au combat, est bardé de technologies. Le temps d’apprentissage est long et les évolutions techniques fréquentes, ce qui rend le service national tout à fait inutile du point de vue militaire.

Ce dont la France a besoin, si elle veut espérer continuer à peser encore sur les affaires du monde, c’est d’un outil militaire moderne, à la hauteur de ses ambitions. Or, alors qu’en 1980 l’effort militaire représentait encore 3% du PIB (5% dans les années soixante), la part des missions de défense ne représente plus que 1,45% du PIB en 2016 (1,8% pensions incluses). A titre indicatif, le Conseil de l’Alliance atlantique fixe à ses membres un effort de défense minimal de 2% de leur PIB (hors pensions), ce que très peu respectent, avec pour conséquence les doutes de la nouvelle administration américaine sur son maintien dans l’OTAN. Cette disette budgétaire n’affecte, en outre, que les forces conventionnelles, à l’exclusion de la force de dissuasion nucléaire, alors que ce sont elles que nous mettons constamment sous tension en les projetant aux quatre coins du monde ! Comme le rappelait l’Association de Soutien à l’Armée Française (ASAF) dans son bulletin du mois de septembre 2016 « comment parler aujourd’hui d’autonomie stratégique quand nous sollicitons les avions gros porteurs ukrainiens pour nos opérations, quand nous ne pouvons déployer que 15 hélicoptères et 3500 hommes pour contrôler les 5 millions de km2 de la bande sahélo-saharienne et quand nous ne pouvons pas contrôler seuls la chaîne de transmission des images fournies par les drones américains Reaper que nous venons d’acquérir ? » . L’association G2S, composée d’officiers généraux en deuxième section le dit clairement : porter l’effort de défense à 2,5% permettra au mieux de maintenir en l’état un outil militaire en voie de délabrement rapide. L’objectif, c’est d’atteindre au plus vite 3%. Faute de quoi, nous perdrons ce que le général Desportes a justement appelé « la dernière bataille de France » (Vincent Desportes, La dernière bataille de France, Gallimard, 2015) et nous devrons nous résoudre à devenir un nain géostratégique.

J’ai déploré les circonstances dans lesquelles l’obligation militaire a été suspendue : à la sauvette et sans débat de fond. Mais c’était une bonne décision. En 1934, déjà, le général de Gaulle prônait la création d’une armée de métier (Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, Berger-Levrault, 1934). Cependant, il devait y avoir une contrepartie à cette mutation : la création d’un outil professionnel, certes, mais convenablement doté, supérieurement entraîné, auquel serait adossée une réserve de qualité. Bref, un véritable levier de puissance. Cette promesse-là, ni M. Chirac, ni ceux qui lui ont succédé, de droite comme de gauche, ne l’ont tenue. Peut-être parce qu’ils ont crû être sortis d’une histoire au coeur de laquelle nous sommes aujourd’hui brutalement rappelés, ils ont fait du budget de la défense une variable d’ajustement. Et de cela ils sont comptables envers leur pays.

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