Regina Catrambone © Thomas Sweertvaegher

Regina Catrambone, la philanthrope qui a sauvé 40 000 migrants

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

La philanthrope italienne, Regina Catrambone, se sert de sa fortune pour sauver les migrants perdus en mer . A présent elle aide aussi les Rohingya au Bangladesh. « Allons-nous dépoussiérer le mot ‘miséricorde’ ? »

La semaine dernière, madame Catrambone était en Belgique sur invitation de la Communauté de Sant’Egidio. Entre-temps, elle a demandé à la Commission européenne plus d’attention pour les Rohingya, une minorité musulmane expulsée de Birmanie. « Encore un groupe de gens oubliés. »

Manteau flottant

Les Catrambone gèrent une société d’assurance qui tourne très bien, le Tangiers Group. La société est spécialisée en assurances pour agents de coopération, journalistes et entrepreneurs qui travaillent en zone de conflit. En été 2013, pour fêter un an de résultats exceptionnels, les Catrambone ont affrété un grand yacht de luxe. La croisière rallie Malte à Tunis.

À hauteur de l’île italienne de Lampedusa, alors qu’elle prend le soleil sur le pont du bateau, Regina aperçoit un manteau gris qui flotte, les manches écartées, comme si quelqu’un le portait. Mais il est vide. « On aurait dit un fantôme flottant », se rappelle Regina. « Ce manteau appartient probablement à un demandeur d’asile ivre », lui raconte le capitaine.

Elle a presque oublié l’incident lorsque le 3 octobre 2013, 366 migrants perdent la vie au large de la même île. Le pape François prononce alors un discours dans lequel il s’en prend aux politiques et aux entrepreneurs : « Faites quelque chose. Faites en sorte que la Méditerranée ne soit plus le tombeau de milliers d’innocents. »

Les Catrambone repensent au manteau flottant et décident d’agir. « J’ai découvert qu’au cours des vingt dernières années, 20 000 migrants se seraient noyés en Méditerranée. Quelle civilisation peut supporter ça ? »

À ce moment-là, seule la marine italienne est présente pour intercepter les centaines de bateaux de réfugiés de Syrie et d’Irak, mais aussi de Somalie et d’Érythrée. « Il y a des ONG qui sauvent des dauphins, mais en 2013 et en 2014 il n’y avaient pas d’organisations humanitaires en Méditerranée pour sauver les réfugiés de la noyade. Moi aussi, j’aime les dauphins, mais encore plus les gens. Donc c’est ce qu’on a fait. »

Premier poste de secours en mer

Les Catrambone achètent le Phoenix, un ancien navire de recherches de la marine américaine, et le transforment en navire hospitalier moderne. « Christopher favorise une approche professionnelle », raconte Regina Catrambone. « Il a fondé le Migrant Offshore Aid Station (MOAS), notre propre ONG. Nous avons engagé du personnel spécialisé : médecins, paramédicaux, et anciens fusiliers marins. Nous avons également acheté deux drones de pointe avec visibilité nocturne et deux caméras : une caméra thermique pour détecter les gens par leur chaleur corporelle et une caméra ordinaire pour filmer leur état. »

Si les drones détectent un groupe de réfugiés, le capitaine du Phoenix prévient les autorités les plus proches et attend les instructions. « Entre-temps, nous envoyons nos canots de sauvetage en caoutchouc pour distribuer des vestes de sauvetage, de l’eau et de la nourriture et pour garantir la sécurité de tous à bord. Nous sommes une espèce de poste de premier secours en mer. Si un canot prend l’eau, nous prenons les réfugiés à bord et nous les amenons à Malte ou en Italie. »

La première année, le Phoenix a pris 3000 naufragés à son bord. À l’origine, c’était la fortune privée des Catrambone qui payait les opérations de MOAS. « Nous avons investi environ 10 millions de dollars, complétés par d’autres dons. »

Star Wars & Stephen Hawking

Après sa première « saison de sauvetage », Regina Catrambone adresse un appel aux autres entrepreneurs : « Suivez notre exemple ! »

« Et? », demandons-nous lui à Bruxelles. Elle soupire profondément. « C’est décevant », dit-elle doucement, comme si elle avait honte pour ses collègues. « J’ai organisé de nombreuses conférences TED pour les mobiliser, mais à quelques exceptions près, je n’ai pas eu de réactions. » Elle ne comprend pas. « Il y a tout de même assez de personnes fortunées ? Le sourire d’un enfant sauvé donne plus de joie qu’un énième collier de diamants, non ? »

Regina Catrambone est agacée par tant d’indifférence. « N’y a-t-il plus personne qui pleure tous ces enfants noyés ? Les gens sont tout de même curieux de nature ? Et quand on est curieux, on est moins indifférent. »

Elle reprend la citation de son site web personnel (reginacatrambone.com): « Fear is the path to the dark side. » « Elle vient de Star Wars », dit-elle en riant. « Beaucoup de gens tournent le dos aux demandeurs d’asile parce qu’ils ont peur d’eux. Dans l’avion pour Bruxelles, je pensais au scientifique britannique décédé, Stephen Hawking. Il émanait tant de force, malgré la vie physiquement extrêmement difficile qu’il menait. « L’intelligence, c’est la capacité à s’adapter au changement », était l’une de ces belles phrases. « Cela signifie aussi que nous devons nous adapter et nous ouvrir aux autres. »

« Je n’oublierai jamais ce que le pape a dit sur les Rohingya à Dhaka, la capitale du Bangladesh: il trouvait que nous devions montrer plus de miséricorde aux réfugiés. ‘Miséricorde’ est un ancien mot malheureusement tombé en désuétude. Alors que la compassion, comme on dit en italien, ne coûte rien. »

« Ne sommes-nous d’ailleurs pas tous des migrants? », se demande-t-elle à haute voix. « Je suis italienne et je vis à Malte. Francesco Catrambone, l’arrière-arrière-grand-père de mon mari, a quitté l’Italie pour les États-Unis, et son fils est venu combattre les Allemands en Italie sous le drapeau américain. Après avoir tout perdu en 2005 suite au passage de l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, Christopher a décidé de visiter le pays de ses ancêtres. Que serait l’Amérique sans l’engagement de ces milliers immigrants d’Italie et d’autres pays européens ? »

Le « facteur d’attraction »

D’autres ONG ont suivi MOAS, y compris Médecins sans frontières Belgique (MSF). Au grand dam de Theo Francken, le Secrétaire d’État belge à l’Asile et à la Migration : il trouve que MSF et les Catrambone attirent les demandeurs d’asile ici.

Regina Catrambone connaît les critiques à l’égard de ce qu’on appelle le « facteur d’attraction » de leur travail. « Comment cet homme peut-il dire cela ? Devons-nous laisser ces gens se noyer ? Pense-t-il vraiment que moins de Syriens fuiraient leur pays de terreur si nous n’étions pas là? Le droit marin dit d’ailleurs que tout navire en mer est obligé d’offrir de l’aide à un bateau en péril. »

« En outre, ces personnes ont tout abandonné dans leur pays. Ils sont proches du désespoir quand ils confient leur sort et leurs derniers sous aux passeurs d’êtres humains. Il y a longtemps que MOAS plaide en faveur de routes et de corridors sûrs pour les réfugiés. De cette manière, ils dépendent plus de criminels et ne doivent plus risquer leur vie. Au Liban, la communauté de Sant’Egidio l’a fait pour les réfugiés syriens : cet exemple mérite d’être suivi. »

Rohingyas oubliés

Entre-temps, le champ d’action de MOAS a été étendu au Bangladesh, où 700 000 Rohingya de Birmanie ont débarqué. « Ce groupe est encore plus vulnérable que les réfugiés en Méditerranée. Là-bas, il s’agit de Somaliens, de Nigérians, de Syriens ou d’Afghans : ils viennent d’un pays où ils étaient un jour chez eux. Même ça, les Rohingya n’ont jamais eu. Ce sont des apatrides, des gens sans papiers et sans droits. Ils ne sont les bienvenus nulle part. Personne ne se soucie d’eux. Ils sont oubliés du monde. »

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