Recep Tayyip Erdogan. © Belga

Référendum turc: « Erdogan ne peut pas se permettre de perdre »

L’impénétrable dirigeant turc est plein de contradictions, il provoque à la fois adoration aveugle et aversion profonde. Les auteurs français Jean-François Pérouse et Nicolas Cheviron publient une biographie de Recep Tayyip Erdogan. « C’est un homme qui n’a pas de scrupules. »

Jusqu’à présent, il y a eu très peu de biographies fiables de Recep Tayyip Erdogan. Aujourd’hui, Jean-François Pérouse et Nicolas Cheviron publient un ouvrage de 400 pages, un projet qu’ils mûrissent depuis dix ans.

À cette époque, le personnage d’Erdogan prenait déjà des proportions mythiques, et il était difficile de distinguer la légende de la réalité. Désireux de sonder le personnage, Pérouse a demandé à son ami Nicolas Cheviron de l’aider. Les deux auteurs connaissent la Turquie comme leur poche : ils y habitent depuis quinze ans. Pérouse travaille comme géographe social pour l’Institut français d’Études Anatoliennes et Cheviron y est correspondant pour plusieurs médias.

Jean-François Pérouse: Il est étonnant de voir la vitesse à laquelle la perception peut changer. Il y a dix ans, Erdogan était apprécié en Europe. Dans les questions telles que le génocide arménien et les relations avec les Kurdes il se montrait plus souple que n’importe quel politique turc avant lui. En Occident, il passait pour le leader qui modernisait la Turquie, parce qu’il osait brider les privilèges de l’armée.

Nicolas Cheviron: Quand nous avons commencé le livre, la société turque n’était pas aussi polarisée qu’aujourd’hui. Il y avait un consensus social large qu’Erdogan était le leader de tous les Turcs. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

Comment expliquez-vous la popularité énorme d’Erdogan?

Cheviron: Erdogan possède le don unique de plaire à de grands groupes de la population. Il parle littéralement la langue du peuple. Son turc est le turc de la classe ouvrière. Il utilise des images et des métaphores aux résonances populaires. Et parfois il parle vraiment comme la racaille. Il cultive l’image du garçon des quartiers populaires qui ne trahit pas ses racines.

Pérouse: Il adopte l’image du kabadeyi, une espèce de bandit au grand coeur qui se pose en protecteur du quartier populaire.

Cheviron: Dans les films turcs, le kabadeyi est souvent soupe au lait. Cela correspond également à la personnalité d’Erdogan.

Erdogan a-t-il un agenda caché?

Cheviron: (sourire) Les cercles kémalistes ont souvent l’idée qu’Erdogan est un islamiste qui rêve d’instaurer la sharia. Mais il n’y a aucune preuve. Erdogan n’a pas d’idéologie bien délimitée. Au fil de sa carrière, on voit qu’il fait tout pour rester au pouvoir, et qu’il s’adapte en permanence aux circonstances. Quand en 1999 il a été libéré après une courte peine de prison, il a senti que la voie était libre pour un grand parti de centre droit et il s’est présenté comme démocrate. À ses débuts au poste de premier ministre, il a effectivement favorisé la démocratie en Turquie. Il est devenu le grand conciliateur dans le conflit avec les Kurdes, en investissant dans la région et en leur concédant des droits culturels limités. Mais quand en 2015 il s’est rendu compte que ces recettes ne fonctionnaient pas parce qu’elles lui coûtaient des voix, il s’est transformé en nationaliste et il a ressorti les hostilités. Erdogan n’est ni un libéral, ni un nationaliste, ni un islamiste qui veut secrètement instaurer la sharia : c’est un parfait pragmatique.

Pérouse: En Europe, nous avons tendance à accorder un pouvoir illimité, mais au fond il dispose de peu de marge de manoeuvre. Sa politique étrangère est en morceaux, et l’économie est mal en point. Pour prédire la prochaine démarche d’Erdogan, il faut étudier les circonstances. Et aujourd’hui, celles-ci sont tout sauf favorables.

Cheviron: Erdogan est un politicien capable de réaliser n’importe quel changement de cap. C’est un homme qui n’a aucune forme de scrupules.

Pérouse: Attention, il a certainement des convictions religieuses et morales sincères, mais il ne les laisse pas déterminer son agenda. Il n’est pas un théoricien qui lit des livres ou qui écrit des manifestes. C’est un parleur, qui fait souvent le contraire de ce qu’il dit. La diplomatie turque a beaucoup de boulot à rectifier ses déclarations.

Qu’attendez-vous du référendum constitutionnel du 16 avril qui doit permettre à Erdogan d’inscrire son pouvoir dans la Constitution?

Pérouse: Il faut voir si ce référendum aura bien lieu. Si Erdogan éprouve le moindre doute sur le résultat, il annulera le référendum. Il y a suffisamment d’excuses pour le laisser tomber : la situation en Syrie, l’économie vacillante. Ce serait d’ailleurs une belle économie pour le trésor turc.

Cheviron: Erdogan ne peut pas se permettre de perdre. Un « non » au référendum signifierait à peu près la fin de sa carrière.

Pérouse: Je ne suis pas convaincu qu’il obtiendra une majorité. Il y a beaucoup de mécontentement au sujet du cap politique actuel de la Turquie. N’oubliez pas non plus qu’Erdogan ne peut plus compter sur les voix des sympathisants de Gülen, qui ont toujours voté massivement AKP. Je pense que nous sous-estimons l’électorat turc. Au début des années 2000, les Turcs ont goûté les avantages de la démocratisation. Il y a déjà une nostalgie de cette époque.

Erdogan a-t-il changé après le coup d’État avorté du 15 juillet 2016?

Pérouse: Le véritablement basculement a eu lieu en 2013, quand lui et ses proches ont été accusés de corruption à grande échelle. Et depuis le coup, la paranoïa est complète. Il est clair qu’il a de plus en plus de mal à tolérer la contradiction.

Erdogan prétend que le coup d’État était de la faute de FETÖ, le mouvement du prédicateur islamique Fetullah Gülen. A-t-il raison ?

Pérouse: (secoue la tête) Le FETÖ est une de ses idées fixes. Je ne conteste certainement pas que certains éléments du mouvement Gülen soient prêts à commettre un coup d’État, mais ce sont vraiment des exceptions. Il est tout à fait invraisemblable de suggérer qu’il existe un état parallèle. Ce qui fait peur, c’est qu’une grande partie de la population croie à cette fiction.

Cheviron: Ces dernières années, le mouvement Gülen a certainement joué un rôle. Il a contribué à éliminer certains opposants de l’armée. Et quand Erdogan a été accusé de corruption en 2013, beaucoup de gülenisten ont participé. Mais il est insensé de prétendre que tous les gülenistes sont terroristes.

Toute cette histoire de terrorisme sert à créer un écran de fumée autour de la vérité dérangeante que jusqu’il y a peu Erdogan était allié à Gülen. Ils se sont rencontrés plusieurs fois avant la fondation de l’AKP, même si on ignore si Gülen est vraiment cofondateur. Jusqu’en 2007, leurs intérêts étaient parallèles. La rupture a eu lieu en 2010, quand la garde côtière israélienne a intercepté Flotilla, un convoi d’aide humanitaire pour Gaza. Après, le mouvement Gülen s’est montré très critique au sujet du rôle de l’état turc. En même temps, des gülenistes ont révélé des négociations secrètes à Oslo avec le PKK, dont le but était d’accuser Erdogan de haute trahison. C’était le début du conflit entre Gülen et Erdogan.

Pérouse: Il y a aussi des conflits d’intérêts sur l’enseignement, où Gülen est un concurrent de l’état turc. Mais c’est surtout un conflit de personnes et de styles. Le projet sociétal de Gülen est très proche de celui d’Erdogan : tous deux souhaitent une société conservatrice, anticommuniste avec une interprétation moderne de la religion. Seule l’approche est différente : Erdogan passe par la voie politique, Gülen tente d’infiltrer l’appareil d’état.

Pourquoi Erdogan est-il aussi populaire parmi les Turcs européens ?

Cheviron: Beaucoup de Turcs européens sont originaires d’Anatolie, où le soutien en faveur de l’AKP est important. En outre, ils sont activement influencés par le mouvement Diyanet, l’agence d’état qui organise les mosquées. Il y a aussi un nombre élevé d’organisations qui sont subsidiées par l’état turc pour prêcher la Bonne Nouvelle. Erdogan aussi va régulièrement en Europe pour y faire campagne.

Pérouse: Erdogan a réussi à rendre leur fierté aux Turcs. À présent que le pays est l’une des plus grandes puissances du Moyen-Orient, il n’est plus embarrassant d’être turc.

Comment voyez-vous évoluer les relations avec l’Europe?

Cheviron: Je ne pense pas que qui que ce soit pense encore que la Turquie puisse intégrer l’Union européenne, pas même Erdogan. Mais d’un autre côté, l’UE et la Turquie ont évidemment beaucoup d’intérêts en commun.

Pérouse: Les liens économiques entre l’Europe et la Turquie sont très forts, et aucun des deux ne souhaite les remettre en cause. Il est impensable que l’Europe et la Turquie cessent de faire du commerce, surtout que pour ses exportations, la Turquie dépend totalement de l’Europe.

Planifiez-vous une traduction turque de votre biographie?

Cheviron: Toutes les personnes qui ont publié une biographie non autorisée d’Erdogan en turc sont en prison. Disons que pour l’instant, nous ne sommes pas pressés de traduire notre livre.

Erdogan Nouveau père de la Turquie? Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse

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