Reed Brody. © HATIM KAGHAT

Reed Brody, le  » chasseur de dictateurs « 

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

C’est grâce à lui que le dictateur Hissène Habré a dû répondre de ses crimes devant un tribunal du Sénégal. Le  » chasseur de dictateurs  » quitte Human Rights Watch après une vingtaine d’années de lutte contre l’impunité. Le combat va continuer, avec les victimes comme priorité.

Reed Brody, en quoi la condamnation d’Hissène Habré à la prison à perpétuité est-elle un pas important dans la lutte contre l’impunité des responsables de violations des droits de l’homme ?

Pour la première fois, une juridiction d’un pays, le Sénégal, a condamné un ancien dirigeant d’un autre Etat, le Tchad, pour des crimes contre l’humanité. Le plus important, pour moi, réside cependant dans le rôle joué par les victimes, les vrais architectes du procès, pour mener à cette condamnation. Le verdict y trouve une portée supplémentaire et plus accessible.

La procédure a duré dix-sept ans. Avez-vous connu des moments de découragement ?

Oui, ce fut un feuilleton politico-judiciaire avec énormément de rebondissements. A certains moments, on ne voyait pas le bout du tunnel. Parfois, la persévérance et le talent ne suffisent pas ; il faut aussi un brin de chance. Il s’est concrétisé pour nous avec le changement de pouvoir au Sénégal, où Hissène Habré avait trouvé refuge (NDLR : à l’issue de l’élection présidentielle de 2012, Macky Sall succède à Abdoulaye Wade). Le travail fut essentiellement politique : créer les conditions au Sénégal, au Tchad et en Belgique pour rendre le procès possible. Sans l’intervention de la Belgique, Hissène Habré coulerait encore des jours tranquilles. Le rôle de votre pays s’est révélé crucial à deux reprises. Quand la justice sénégalaise, dans une première phase, s’est déclarée incompétente (NDLR : sous Abdoulaye Wade), nous nous sommes tournés vers la Belgique en vertu de la loi de compétence universelle. Un juge belge a été saisi. Il a enquêté au Tchad. Et cela a donné lieu à un moment très intense pour les victimes tchadiennes qui, enfin, avaient l’impression que la justice s’intéressait à elles. Malheureusement, les démêlés de la Belgique avec Israël et les Etats-Unis après les plaintes déposées contre Ariel Sharon et George Bush ont brisé cet élan. Mais un mouvement avait été enclenché. Le fondateur de l’association des victimes, Souleymane Guengueng, a rencontré de nombreux responsables belges, de toutes les familles politiques. Il leur a dit, les yeux dans les yeux, l’espoir que l’enquête avait soulevé au Tchad. Et il a réussi à les convaincre, plus que je n’aurais moi-même pu le faire, de sauver la procédure. Quand la loi de compétence universelle a été abrogée, des dispositions transitoires ont permis que l’affaire Habré continue. Des années plus tard, la mobilisation n’était pas éteinte quand la Belgique a été sollicitée pour porter l’affaire devant la Cour internationale de justice de La Haye (1) et réclamer l’extradition d’Hissène Habré du Sénégal alors qu’il n’était pas évident d’y assigner un pays africain ami. C’était la première fois dans son histoire que la CIJ était saisie pour des raisons morales. La Belgique a fait montre d’un courage admirable.

La loi de compétence universelle amendée reste-t-elle un outil utile ?

La loi belge a été victime de sa générosité. Désormais, tous les pays qui disposent d’un instrument de ce type sont à peu près au même niveau. Si un tortionnaire met le pied en Belgique, on peut normalement le poursuivre. Mais la particularité de la législation originelle – la possibilité de poursuivre et d’extrader un prévenu comme dans l’affaire Habré – n’existe plus. C’était sans doute trop demander.

Comprenez-vous les griefs des Africains qui, se fondant sur la nationalité des personnes poursuivies, jugent que la Cour pénale internationale est un instrument aux mains des Occidentaux ?

L’argument est fondé mais avancé de mauvaise foi. D’abord parce qu’il est avancé par des dirigeants qui veulent se protéger. Ensuite parce que ce ne sont pas les dossiers africains déférés devant la Cour pénale internationale (CPI), tous pertinents, qui posent problème, mais bien les cas non africains qui n’y sont pas encore instruits. Il est incontestable qu’il y a un double standard. Il s’explique par la procédure. Si un pays n’a pas ratifié le statut de Rome, fondateur de la CPI, le seul moyen de poursuivre ses dirigeants est de passer par un vote du Conseil de sécurité, où le veto des membres permanents joue à plein. Il n’empêche que la CPI a un rôle essentiel.

La défense des droits de l’homme n’est-elle pas devenue une préoccupation moindre depuis quelques années chez beaucoup de dirigeants occidentaux ?

Absolument. Le 11-Septembre a tout changé : on vit sous l’emprise du tout-sécuritaire. Cela dit, les droits de l’homme n’ont jamais été la préoccupation première des gouvernants. Ils préféreront toujours vendre des armes à des dictateurs, commercer avec tout le monde et privilégier l’ordre. Et, en plus, le 11-Septembre leur a insufflé une confiance supplémentaire pour délaisser la question des droits humains. C’est pourquoi, plus que jamais, la pression de l’opinion publique est la seule à pouvoir imposer les droits de l’homme à l’agenda des dirigeants.

Le nouvel ordre mondial, avec la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie, n’est-il pas un handicap supplémentaire pour le respect des droits de l’homme ?

Les gouvernements russe et chinois actuels sont effectivement des obstacles à la protection des droits humains. Il n’en est pas moins important que les populations de ces pays s’y intéressent de plus en plus. En cette matière, le centre de gravité n’est plus à Bruxelles ou à Washington. Mais il ne doit pas être davantage à Pékin ou à Moscou. Si vous interrogez un Belge sur sa vision des droits de l’homme, il évoquera la liberté d’expression ou une thématique proche. Si vous demandez à une Tchadienne, elle vous parlera de l’accès à l’eau et aux médicaments… Il faut impérativement tenir compte de ces discours.

Cela signifie-t-il que les droits humains peuvent s’accommoder de spécificités régionales, comme le traduit la Déclaration islamique des droits de l’homme, par exemple ?

C’est gênant si cette déclaration foule aux pieds les droits de la femme. J’ai vécu récemment une expérience particulière au Tchad. Que Hissène Habré soit aussi poursuivi pour viols a eu beaucoup de retentissement dans le pays et a ouvert un débat comme il n’y en avait encore jamais eu. D’habitude, les femmes ne parlent pas de cela. La condamnation d’un ancien chef d’Etat pour cette prévention a marqué les esprits.

La régression principale ne provient-elle pas aujourd’hui de l’Europe, berceau des droits de l’homme ?

Les pays européens étaient les champions de la défense des droits de l’homme. Or, la thématique est en recul partout. Comme ils ne sont plus exemplaires chez eux, les Européens peuvent difficilement continuer à faire la leçon aux autres. Le mouvement des droits humains vit des moments très difficiles.

Comment jugez-vous la façon dont l’Europe a géré la crise des réfugiés ?

En tant que fils d’immigré, je trouve honteux que l’Europe ait refusé d’accueillir des personnes fuyant la guerre, même si je comprends qu’elle n’ait pas pu tenir ses portes grandes ouvertes. Résultat : le pays qui nous réchauffe le coeur et devient un modèle est aujourd’hui le Canada de Justin Trudeau, tout en observant que son éloignement des foyers de crise facilite sa gestion des réfugiés.

Pourquoi avoir consacré votre vie au combat contre les violations des droits de l’homme ?

Mon père a passé des années dans des camps de travail forcé en Ukraine et en Serbie au sein des brigades hongroises lors de la Seconde Guerre mondiale. Il a émigré aux Etats-Unis et y a rencontré ma mère, institutrice dans une école d’un quartier de New York où nous étions presque les seuls Blancs. Très jeune, j’ai donc été confronté aux injustices ; j’ai participé à des manifestations pour les droits civiques ; et quand j’ai commencé à voyager, mon combat a pris une dimension internationale. Lutter contre l’impunité des violations des droits de l’homme donne un sens à ma vie.

Quels sont les principaux obstacles auxquels vous avez été confronté ?

J’ai connu dans ma vie professionnelle beaucoup plus d’échecs que de réussites. Les principaux écueils ont été l’indifférence des puissants et des bien-pensants, et le fatalisme des opprimés. J’ai eu la grande satisfaction de travailler avec des personnes remarquables qui ont su transformer leurs souffrances en projets.

La justice est-elle toujours une bonne chose ? La pacification d’un pays ne passe-t-elle pas, en certaines circonstances, par une forme d’oubli ?

Je ne suis pas un ayatollah de la justice et je ne pense pas qu’il faille à tout prix guillotiner les méchants. Supposons que, demain, en tant que Zimbabwéen, on me demande si j’accepte que le président Robert Mugabe quitte le pouvoir impuni pour éviter une guerre civile au pays, je dirai « oui ». Mais la communauté internationale a tendance à prôner trop vite et trop souvent la réconciliation. La position de principe devrait être qu’en cas de crimes graves, tout responsable doit être jugé. Renoncer à des poursuites en justice ne devrait être envisagé que si les victimes y consentent. En Afrique du Sud, l’ANC (NDLR : Congrès national africain, parti de Nelson Mandela), qui pouvait parler au nom des victimes, a accepté la réconciliation.

On vous dépeint comme un « chasseur de dictateurs ». Cela vous convient-il ?

C’est une amusante et jolie carte de visite. Mais elle ne traduit pas le sérieux et l’apport constructif de ce que j’essaie de faire.

(1) La Cour internationale de justice (CIJ) traite des litiges entre Etats. La Cour pénale internationale (CPI) a pour mission de juger les responsables de génocide, crimes contre l’humanité… Elles ont toutes les deux leur siège à La Haye, aux Pays-Bas.

Bio Express

1953 Naissance le 20 juillet à Brooklyn, New York.

Début des années 1980 Substitut du procureur de l’Etat de New York.

Années 1990 Travaille pour la Commission des droits de l’homme de l’ONU.

1998 Rejoint l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW).

2016 Condamnation de Hissène Habré à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, viols, exécutions, esclavage et enlèvement. Reed Brody quitte HRW pour créer une association « plus souple » au service des victimes.

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