Rais Bhuiyan : " Vous n'êtes pas un passeport. Vous êtes humain. " © COLIN DELFOSSE POUR LE VIF/L'EXPRESS

LE GRAND PARDON

Peu après le 11 septembre 2001, Rais Bhuiyan s’est fait tirer dessus. Son délit ? Etre musulman. Depuis 2009, il milite contre la peine de mort. A laquelle a été condamné son agresseur.

Bras tendu, Mark Stroman pointe un revolver.  » Where do you come from ?  » (d’où viens-tu ? ) 21 septembre 2001, dans une échoppe de station- service, en banlieue de Dallas (Texas). Rais Bhuiyan est derrière la caisse. Il a déjà été braqué. Il commence à sortir la monnaie, mais ce Blanc au bandana ne vient pas pour l’argent. Il vient venger le 11-Septembre. Il vient tuer de l' » Arabe « .  » Where do you come from ?  » Rais n’a pas le temps de répondre. Stroman tire à bout portant comme il a tiré sur Waqar Hasan. Comme il tirera sur Vasudev Patel. Tuant l’un et l’autre. Rais Bhuiyan, lui, s’en sort. Son visage est criblé de plomb, il perd son oeil droit, mais il est vivant.

Dix ans plus tard, le 20 juillet 2011, les deux hommes se refont face. Pendant huit secondes. Mark est dans le couloir de la mort, à quelques instants de recevoir l’injection létale. Rais se démène pour commuer sa peine de mort en prison à vie.

– Mark :  » Hey, mec. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Tu es un modèle. Merci du fond du coeur.  »

– Rais :  » Mark, tu dois savoir que je prie Dieu. Je te pardonne et je ne te hais pas. Je ne t’ai jamais haï.  »

– Mark :  » Hé Rais, ils me disent de raccrocher. Je réessaierai dans une minute.  »

Quelques heures plus tard, Mark Stroman est exécuté. Rais Bhuiyan a alors 38 ans. Et une vie devant lui pour lutter contre la peine de mort.

Ex-Top Gun

Rais Bhuiyan est aujourd’hui en Belgique à l’invitation d’Amnesty International et du mouvement Sant’Egidio. Deux partenaires qui militent pour l’abolition de la peine de mort. Rais vient du Bangladesh et, ironie du sort, les premiers pas de sa vie d’adulte le prédestinaient plutôt à être du côté de ceux qui tirent.

Issu d’une famille aisée à Dhaka, il intègre, à 12 ans, le Sylhet Cadet College, une école militaire prestigieuse. Il poursuit ses études à la force aérienne et obtient, à 21 ans, sa licence de pilote, mais l’officier Bhuiyan n’a pas une âme de Top Gun. Alors qu’il doit servir dix ans son pays, il demande son bon de sortie. Le père de Rais ne s’en mêle pas. Quand il est convoqué au quartier général de l’école pour ramener son fils à la raison, sa réponse fuse :  » Vous avez élevé mon fils. Vous en avez fait un gentleman. Et je pense aussi que vous l’avez rendu suffisamment responsable pour qu’il prenne sa propre décision. En tant que père, je pense avoir fait ma part. Alors je laisse cette question entre vous et lui.  »

La clé de l’acte posé par Mark Stroman se trouve peut-être dans ces quelques lignes. L’éducation ou l’absence d’éducation.  » J’ai eu la chance de grandir comme un humain, avec des rêves, souligne Rais. Si Mark avait eu ce que j’ai eu, une famille aimante, une bonne structure sociale, cela aurait été différent. Il n’avait pas de modèles dans son entourage, personne à imiter.  »

L’opulence, et puis la chute

Rais, lui, en est devenu un, de modèle : personnalité de l’année 2011 pour le magazine Esquire, les lumières du New York Times et de tant d’autres médias… Rais Bhuiyan a pourtant plongé après l’acte de Stroman. Troubles psychologiques ( » j’avais développé une peur de sortir, je me voyais attaqué, tué, frappé dans la rue « ) et détresse financière. Lui qui a connu l’opulence dans un des pays les plus pauvres du monde expérimente la pauvreté aux Etats-Unis.  » J’ai été sans un sou, sans assurance santé. Je n’avais nulle part où aller, pas de boulot, mon compte en banque fermé, ma carte de crédit annulée. Je devais suivre un traitement médical sans savoir comment j’allais le payer.  » Mais de cette combinaison de paramètres négatifs émergent quelques lueurs. Une connaissance qui le fait dormir dans son salon. Une autre qui lui donne de l’argent pour qu’il reprenne ses études. Un médecin qui le soigne en tablant sur l’argent récupéré via les compensations pour victimes. Rais travaille durant trois ans dans un restaurant. Lui dont le moral était au plus bas se doit de sourire pour récolter des pourboires.  » Je ne pensais pas à Stroman. Il avait écopé de la peine de mort. Pour moi, c’était fini.  »

Pas tout à fait. Stroman a été condamné à la peine de mort en 2002, mais il est toujours vivant et les remords ne l’étouffent pas. Il tient un blog évoquant son acte non pas de haine mais  » de passion et patriotisme. Ce n’était pas un acte en temps de paix, mais en temps de guerre « . Le temps passant, il reviendra sur ses paroles.  » Je suis persuadé qu’il était honnête, avance sa victime. Quand les gens commettent ce genre de crime, il faut du temps avant qu’ils ne comprennent ce que représente leur acte.  »

Trump et son  » problème  »

Ce moment de réflexion, Rais se l’est accordé en 2009. C’est de retour d’un pèlerinage à La Mecque qu’il a entamé son combat pour empêcher l’exécution de Mark Stroman.  » Se venger, c’est ce que tout le monde voudrait. Mais si vous prenez le temps d’y réfléchir, la question arrive : quelle est la juste chose à faire ? Un acte est toujours notre choix.  » On lui a tiré dessus parce qu’il était musulman ? Il pardonne notamment parce qu’il est musulman. Et il poursuit le message en prônant la rencontre. Au temps du terrorisme et de l’Etat dit islamique, le travail ne manque pas.  » Tous les jours, je suis confronté à des discours négatifs sur l’islam et j’en suis heureux car, avant tout, nous devons reconnaître qu’il y a un problème. Sinon comment régler cette mauvaise perception ?  »

Cette image biaisée, il entend la changer notamment par l’exemple.  » Certains médias mettent de l’huile sur le feu. Si d’un côté vous bombardez les gens de propos négatifs sur une foi particulière, si de l’autre vous n’entendez jamais de bien sur ces personnes qui portent cette foi, comment faire ? Mohammed Ali, Kareem Abdul-Jabbar ou Cat Stevens, ce n’est pas l’Etat islamique ou Al-Qaeda.  »

Quinze ans après le tir de Marc Stroman, Donald Trump accède à la présidence américaine. Il déclarait, en août dernier, que les musulmans  » représentent un problème pour nous « . Rais Bhuiyan lui a écrit une lettre ouverte, rappelant que  » la liberté d’expression est un des droits les plus précieux, mais que ce droit n’est pas à utiliser comme un chèque en blanc pour ruiner la liberté d’autres personnes « . Trump n’a pas bronché…  » Il a juste capitalisé sur cette colère, explique Rais Bhuiyan. Le danger est de vouloir gagner. Ce qui signifie que quelqu’un va perdre. Cette mentalité est dangereuse pour notre société. Nous devons garder tout le monde autour de la table. Ou des gens prendront encore des armes pour en tuer d’autres dans la rue.  » La voix d’un musulman, fût-il victime évidente de racisme, est-elle audible au Texas ?  » Les gens sont ouverts. Je ne cache rien mais j’utiliserais peut-être d’autres mots. Même si je suis en désaccord avec Donald Trump, même si je suis une victime de son discours à travers l’islamophobie, je le respecte totalement. Nous devons trouver un terrain d’entente, être capable d’être d’accord sur nos désaccords.  »

Et les désaccords ne manquent pas. Donald Trump est favorable à la condamnation ultime et le jour même de l’élection présidentielle, trois Etats américains (Oklahoma, Nebraska, Californie) ont plébiscité la peine de mort lors de référendums locaux.

Pour faire passer son message, Rais Bhuiyan a encore du pain sur la planche. Les chiffres de 2016 seront disponibles fin mars prochain, mais en 2015, selon Amnesty international, au moins 1 634 personnes dans le monde ont subi la peine capitale (les statistiques de la Chine sont inconnues). L’organisation n’avait pas recensé un tel score depuis 1989. Selon Rais,  » les pays utilisent la peine de mort de manière différente. Dans les pays pauvres, c’est un outil pour opprimer la population. Dans les pays riches, ce sont les pauvres, les marginaux qui en sont les victimes.  » Son chemin est jalonné de cailloux, mais aussi de petits succès. Au Danemark, en 2011, la société pharmaceutique Lundbeck a reçu la visite de Rais et de l’ONG londonienne Reprieve. Motif de cette visite ? L’utilisation du penthiobarbital lors des exécutions. Quelques mois plus tard, la société danoise annonçait le retrait de ses produits des couloirs de la mort.

 » Créature de Dieu  »

La peine de mort n’est-elle pas un avertissement pour le reste de la population ?  » Quand on a tué Mark, qu’est-ce qui a été fait pour améliorer la société ? Il y a d’autres options. Le jour où il a été exécuté, j’étais extrêmement triste. Nous avions perdu une vie humaine. Ça aurait été autrement plus efficace de le garder vivant. Toutes ses victimes lui avaient pardonné. Pas seulement moi mais aussi les veuves de ceux qu’il a abattu. Au nom de qui a-t-il été tué ?  »

Une question revient. Celle que Mark lui avait posée en 2001, et à laquelle il n’a pas eu le temps de répondre. Where do you come from ? Après dix secondes de silence :  » Je me vois comme une créature de Dieu. Un être humain. C’est ma première identité. Toutes ces étiquettes qu’on colle sur nous nous divisent plutôt qu’ils nous réunissent. Vous êtes Belge. C’est une part de vous, mais vous n’êtes pas un passeport. Vous êtes humain. Traitez-moi comme vous voulez que je vous traite.  »

PAR OLIVIER BAILLY – PHOTO : COLIN DELFOSSE POUR LE VIF/L’EXPRESS

Mark :  » Hey, mec. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Tu es un modèle  »

 » Le jour où il a été exécuté, j’étais extrêmement triste. Au nom de qui a-t-il été tué ?  »

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