© Reuters

Québec: la province rebelle

La grève étudiante, qui dure depuis près de quatre mois, déborde le cadre de la contestation des frais de scolarité. Ce « printemps érable » présage-t-il une lutte entre générations ?

Faut-tu s’immoler, tabarnak? » (Faut-il qu’on s’immole, tabernacle?) Lu sur la pancarte d’un manifestant à Montréal, ce cri du coeur résume le sentiment d’une bonne partie des étudiants québécois en grève: celui de ne pas être écoutés par le gouvernement. Ironique et désespérée, l’interrogation est un clin d’oeil au printemps arabe – qui a inspiré, sur place, le surnom complaisant de « printemps érable ».

Manifs quotidiennes, interpellations massives, blocage des cours pour les non-grévistes, bris de vitrines, démission d’une ministre… Certes, on est loin, au Québec, des révolutions qui ont embrasé les pays arabes en 2011. Mais le conflit, qui divise la province depuis bientôt quatre mois, déborde la protestation contre la hausse des frais de scolarité universitaire (+ 75 % sur cinq ans) décrétée par le gouvernement libéral de Jean Charest.

Seuls 155 000 étudiants sont toujours en grève (sur un total de 485 000), mais la crise ne semble pas près de se régler, les nouvelles négociations de la semaine dernière entre le gouvernement et les étudiants ayant avorté. Loin de calmer le jeu, la loi spéciale, votée mi-mai, limitant le droit de manifester, a aggravé les choses. Des citoyens ordinaires, de tous âges, se sont joints aux manifestations dans le centre-ville de Montréal. Et des tintamarres de casseroles contestataires résonnent dans des quartiers résidentiels de banlieue et de province.

Deux idéologies s’affrontent

« C’est notre mai 1968! résume Christian Dufour, professeur à l’Ecole nationale d’administration publique. C’est irrationnel: il y a des frustrations, mais aucune raison objective pour un tel bouleversement. » Il dresse le tableau d’un Québec hyperprivilégié, qui s’ennuie et dramatise la situation: « On veut nous faire croire qu’une société où l’Etat reste très présent, où les disparités de revenus sont relativement faibles et les libertés immenses, est menacée d’un virage à droite totalitaire! »

Réputé comme le plus généreux en Amérique du Nord, l’Etat québécois offre des services sociaux exceptionnels. Et, en dépit des hausses, les frais de scolarité universitaires demeurent, de loin, les moins chers du continent. Quant aux programmes de prêts et bourses étudiants, déjà les plus avantageux du Canada, ils ont été bonifiés depuis le début du conflit.

Revers de la médaille: les Québécois sont les contribuables nord-américains les plus taxés et ont la dette publique par habitant la plus importante. Depuis son élection, en 2003, sur un programme de réformes, Jean Charest avait promis de renverser la vapeur. Mais, en raison des controverses, il a reculé sur maints dossiers.
À travers ce conflit, deux idéologies s’affrontent. D’un côté, les partisans d’un modèle plus interventionniste (legs de la Révolution tranquille des années 1960), parmi lesquels des étudiants, des artistes et des intellectuels réclamant une éducation accessible à tous. De l’autre, ceux qui prennent appui sur le risque de déclassement de l’université québécoise afin de prôner la réforme -gouvernement et entrepreneurs en tête, mais aussi une bonne partie de la population, y compris des étudiants.

Le débat soulève autant d’enthousiasme que d’exaspération. D’ordinaire adepte du consensus, la province est déchirée comme au temps des référendums sur l’indépendance (1980 et 1995). Le « printemps érable » cristallise, par ailleurs, le mécontentement vis-à-vis d’un pouvoir usé et miné par des allégations de corruption. « Le gouvernement souffre d’un déficit de crédibilité énorme, observe Marc Chevrier, professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal (Uqam). Ce climat de soupçon généralisé a alimenté beaucoup de cynisme. » Ce « mai 1968 » résulte aussi de l’héritage français des Québécois, prompts à descendre dans la rue. « Le Canada anglais regarde avec stupéfaction ou condescendance ce qui se passe au Québec », souligne Marc Chevrier. Le quotidien The Globe and Mail a ainsi qualifié les grévistes québécois de « Grecs du Canada ». De fait, les « casseroles nights » à Toronto, Moncton, Vancouver ont été limitées.

Une conversion du cynisme en espérance

La fin du rêve indépendantiste pourrait aussi expliquer le mouvement actuel. Son affaissement « a entraîné un sentiment d’impuissance collective, soutient le sociologue Mathieu Bock-Côté, auteur de l’essai Fin de cycle (Boréal, Montréal, 2012). Ce malaise s’est canalisé en partie dans la crise étudiante, avec un retour du politique et une conversion du cynisme en espérance. » Alors que, depuis quarante ans, le débat était monopolisé par l’opposition fédéralistes-souverainistes, « le paradigme gauche-droite est en train de s’enraciner », avance le politologue Jean-Herman Guay, professeur de science politique à l’université de Sherbrooke. Lors de l’élection fédérale de 2011, le parti conservateur de Stephen Harper a obtenu la majorité des sièges à l’échelon canadien, mais, au Québec, c’est le Nouveau Parti démocratique (NPD, social-démocrate) qui a raflé la mise, balayant le Bloc québécois (indépendantiste). « Les Québécois semblent mûrs pour cette nouvelle querelle gauche-droite, note l’historien Eric Bédard. Mais nous n’en avons ni la tradition ni le vocabulaire, ce qui explique peut-être la véhémence du débat, amplifiée par les réseaux sociaux. »

Pour la première fois aussi, tout se joue en dehors de l’arène politique. Malgré l’impopularité de Jean Charest, le Parti québécois (indépendantiste), « l’opposition officielle », ne tire pas profit du conflit. Sa chef, Pauline Marois, a beau arborer un carré rouge (voir l’encadré), elle n’enthousiasme guère. Brillants, s’exprimant mieux que bien des ministres, les leaders étudiants -Gabriel Nadeau-Dubois, 22 ans, jeune premier au discours gauchiste ; Martine Desjardins, 30 ans, plus posée mais aussi combative ; Léo Bureau-Blouin, 20 ans, prudent – ont, par contraste, fait rejaillir le manque de charisme de la classe politique.

La crise va-t-elle s’amplifier? Nombre d’acteurs économiques -dont les organisateurs du Grand Prix de formule 1 du Canada (8-10 juin, à Montréal) – craignent que l’image de la Belle Province ne soit ternie pour longtemps. Selon Mathieu Bock-Côté, Jean Charest miserait sur le désir de stabilité de la majorité silencieuse -tel de Gaulle en 1968. « En mettant en scène ce clivage entre les jeunes et les tenants de la loi et l’ordre, il espère faire oublier son bilan politique. » Il n’aurait donc pas intérêt à plier -d’autant que, selon les sondages, la majorité des Québécois approuveraient la hausse des frais de scolarité.

Pesant de moins en moins sur le plan démographique, beaucoup de jeunes éprouvent un sentiment d’injustice à l’idée de devoir financer les retraites et soins de santé de leurs aînés, tout en payant leurs propres études plus cher. Seuls 41% d’entre eux ont voté aux dernières élections provinciales, en 2008. Cette nouvelle génération, réputée nombriliste et plus accro aux jeux vidéo qu’aux enjeux sociaux, traduira-t-elle dans les urnes son nouvel engagement politique? Le Québec virera-t-il plus à gauche? Plus à droite? Réponse au prochain scrutin provincial, qui peut intervenir à tout moment d’ici à dix-huit mois.
De notre correspondante Isabelle Grégoire, L’Express

Le rouge qui fâche

Le carré de feutrine rouge s’est imposé comme symbole de l’opposition à la hausse des frais de scolarité. On l’a vu à la boutonnière d’artistes, sur des monuments, dans les vitrines de boutiques… Le cinéaste québécois Xavier Dolan, 23 ans, l’a même épinglé à la veste de Thierry Frémaux, au dernier Festival de Cannes. Ce bout de tissu suscite aussi la controverse. Des entreprises l’ont interdit: Postes Canada a suspendu deux employés pour l’avoir arboré. D’autres carrés ont surgi: verts pour les partisans de la hausse des frais, jaunes (pour une hausse modérée), blancs (pour l’armistice)…

Un printemps de crise

13 février : lancement de la grève.
22 mars : 200 000 personnes dans la rue à Montréal.
14 mai : Démission de la ministre de l’Education, Line Beauchamp, remplacée par Michelle Courchesne.
18 mai : Vote d’une loi spéciale restreignant le droit de manifester et suspension jusqu’à la mi-août des sessions de cours touchées par la grève.
31 mai : Echec des négociations.

2519 dollars canadiens (1950 euros): c’est le montant des frais annuels de scolarité universitaire au Québec, qui devrait grimper de 75% en cinq ans. 5366 dollars canadiens (4153 euros): c’est le prix moyen d’une année universitaire au Canada.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire