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Pourquoi préférons-nous que les terroristes soient fous

Le Vif

Mohamed Lahouaiej Bouhlel, le terroriste de Nice, était dérangé. Mais c’était un véritable jihadiste. D’après Wassim Nasr, spécialiste de l’État islamique, et l’historien Pierre Vermeren, la folie et la guerre sainte ne sont pas incompatibles.

Bouhlel était alcoolique, il se droguait, il frappait sa femme et ses enfants, couchait avec des hommes et des femmes et était accro au porno. Il avait des tendances psychotiques, était fasciné par la violence extrême et il aimait regarder les décapitations perpétrées par l’EI. Il ne s’est radicalisé que très récemment, le processus n’aurait duré que quelques semaines.

C’est là l’image dominante de l’homme qui a écrasé 84 personnes avec un camion. Bouhlel était un raté qui s’intéressait à peine à la religion. Mais cette image est-elle exacte? « Entre-temps, nous avons affaire à toute une armée de fous et une meute entière de loups solitaires! », dit Wassim Nasr, spécialiste du jihad. « Évidemment, il est bien possible que Bouhlel était dérangé. Mais pourquoi la folie et le jihad seraient-ils incompatibles ? »

Selon Nasr, on entend la même rengaine après chaque attentat. On se plonge dans la psychologie du criminel ou les circonstances socio-économiques dans lesquelles il a grandi. « Nous cherchons l’explication de cet acte partout, hormis dans les motifs politico-religieux des terroristes. Si vous voulez vraiment comprendre, il n’y a qu’une seule manière. Il vous faudra écouter ce que disent les terroristes. »

Le jihadisme poursuit un but politico-religieux, souligne Nasr dans son livre intitulé « État islamique, le fait accompli et paru en avril dernier. « Le but de l’État islamique, c’est un califat et les attentats représentent le moyen d’atteindre les ennemis du califat. »

L’homme à la hache

Mais c’est comme si on ne voulait pas entendre, constate Nasr. Il cite l’exemple de l’Afghan qui a attaqué les passagers d’un train en Allemagne à la hache. « Ici aussi, on a immédiatement cherché des explications dans son histoire et spéculé sur son état psychologique. Il a enregistré une vidéo où il explique que l’ère où l’Occident tue des femmes et des enfants « dans nos pays » est révolue ? On s’en moque, cela doit cacher autre chose.

Nasr estime que le profil du terroriste de Nice n’est pas inhabituel. « On voit souvent que les petits criminels sont engagés pour faire le sale boulot. L’État islamique ne sonde pas la profondeur de la foi des candidats au jihad, il s’en moque. Pensez à Salah Abdeslam, le seul survivant du commando des attentats de Paris en novembre. Tout est bon pour l’EI, tant qu’on est prêt à se sacrifier pour la bonne cause. »

Selon Nasr, un djihadiste ne radicalise jamais tout seul devant son ordinateur. « C’est toujours via un contact, toujours. Nous devons attendre l’étude, mais je ne pense que Bouhlel soit une exception. »

Délivré de tous les pêchés

Nasr pense que pour Bouhlel mourir en martyr était une façon de se libérer de ses pêchés. « C’est comme les croisés qui partaient en Terre sainte pour sauver leur âme. Il était convaincu que la vie après la mort est bien meilleure et il croyait probablement qu’il retrouverait 70 personnes de sa famille. Ils racontent ce genre de choses. »

Reste à savoir pourquoi tant de personnes se réjouissent pratiquement d’entendre que Bouhlel souffrait de troubles psychiques. « C’est une idée rassurante qui vous permet d’enfoncer la tête dans le sable », soupire Nasr. « Si vous constatez que c’est l’oeuvre d’un fou, vous n’avez pas à réfléchir à l’idéologie politico-religieuse qui anime ces personnes. Et cette pensée évite également l’idée que ces attentats répondent entre autres à la politique occidentale menée à l’étranger. »

Pour autant, Nasr n’estime pas qu’il faille cesser la lutte contre l’ÉI. « Je ne donne pas de conseils, j’essaie simplement d’expliquer. En général : les auteurs d’attentats sont poussés par la haine contre le pays dans lesquels ils vivent. Leurs dirigeants mènent une lutte historique, ils se sentent humiliés par l’Occident incroyant et veulent se venger. »

Pour Pierre Vermeren, professeur d’histoire de l’Afrique du Nord moderne à la Sorbonne à Paris, il est primordial de réaliser que la revanche et le ressentiment sont le moteur de la haine des islamistes contre l’Occident – et la France en tant qu’ancien colonisateur important en particulier. Aujourd’hui, malgré sa distance prise vis-à-vis de la religion, l’Occident s’en sort bien mieux que le monde musulman. D’où la haine, car Mohammed enseignait qu’il n’y a pas de meilleure communauté que la communauté musulmane. »

« Nous devrions approfondir ce ressentiment, mais également nous étudier d’un oeil critique », poursuit Vermeren. « Nous ne sommes pas chrétiens, mais nous pratiquons la charité ; nous accueillons l’étranger à bras ouverts et aimons notre prochain inconditionnellement. Mais pour certains musulmans, c’est une nouvelle humiliation. Si vous voyez les djihadistes comme des cas pitoyables, vous ne faites qu’empirer la situation. Il faut les tenir pour ce qu’ils sont et entendre ce qu’ils disent, au lieu de les voir comme un accessoire de la misère du monde et de notre dominance. »

Les terroristes du 11 septembre et leurs leçons de vol

« Nous ne savons pas encore exactement ce qu’il s’est passé pour Bouhlel, » conclut Vermeren. « Mais ce n’est pas l’acte d’un fou. Je dirais presque que c’est idiot de le penser. Il a agi précisément selon les prescriptions de l’EI et a tout très bien préparé. Il y a un an, il a passé son permis camion, cela fait penser très fort aux terroristes du 11 septembre et leurs cours de pilotage. » (Kleis Jager à Paris)

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