Burak Nalli

Pourquoi la Turquie est-elle soudain prête à s’en prendre à l’EI ?

Burak Nalli Politologue

« Pourquoi les autorités turques sont-elles soudain prêtes à s’en prendre à l’EI ? Comme pour la plupart des problèmes actuels de la société turque, la réponse se trouve dans l’histoire » écrit le politologue Burak Nalli.

L’attentat dans le sud-est de la Turquie qui a coûté la vie à 32 personnes et la collaboration accélérée des autorités turques contre l’EI a de nouveau dévoilé un certain nombre de points de vue au Moyen-Orient. Jusqu’à la semaine dernière, l’attitude de la Turquie vis-à-vis du groupe terroriste EI faisait l’objet de discussions déclenchées par le grand clash armé entre les Kurdes et l’EI à Kobané en Syrie. Les autorités turques étaient accusées de ne pas suffisamment intervenir pour protéger les Kurdes. Pourquoi les Turcs ne pouvaient-ils pas envoyer de troupes et protéger les Kurdes ? Et pourquoi soudain les autorités turques sont-elles plus enclines à s’en prendre à l’EI ? Comme pour la plupart des problèmes actuels de la société turque, la réponse se trouve dans l’histoire.

Le problème kurde

Lorsque l’Empire ottoman s’est effondré pendant la Première Guerre mondiale et que les Turcs se sont battus contre les Grecs sous le commandement d’Atatürk pour sauver la région, le but de la plupart des combattants était de fonder un pays qui accepterait la diversité ethnique et religieuse. Cependant, ce n’est qu’après la victoire de la Guerre d’Indépendance de 1922 qu’Atatürk a fait savoir qu’il fonderait un état séculier basé sur l’ethnicité turque. Les Turcs conservateurs et les Kurdes se sont sentis trahis.

Progressivement, les Turcs conservateurs ont obtenu leurs droits et leurs libertés grâce à leur majorité électorale. Au cours de la dernière décennie, sous Erdogan, ils se sont même affirmés aux dépens des laïques. Cependant, les Kurdes n’ont pas de majorité électorale et depuis ils n’ont pas réussi à revendiquer leurs libertés et droits universaux par voie démocratique. C’est pourquoi certains éléments du mouvement kurde se voient obligés d’employer les moyens non démocratiques. Dans les années 1920 et 1930, toutes les rébellions kurdes ont été violemment réprimées par le régime. La plus connue est l’insurrection de Sheikh Said de 1925 qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes (surtout des Kurdes).

Dans les années 1970, suite aux tensions toujours présentes entre les Kurdes et les autorités turques, un certain nombre de Kurdes éminents ont décidé de s’armer contre l’état turc pour exiger une reconnaissance culturelle. Baptisé PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), le groupement armé a commis son premier acte armé en tuant un soldat turc. À son tour, l’état turc a accusé le PKK de vouloir faire sécession de l’état turc souverain.

Depuis, cette guerre civile a coûté la vie à plus de 40 000 personnes. C’est l’une des raisons pour lesquelles le PKK est considéré comme une organisation terroriste par l’UE et les États-Unis. Mais le gouvernement AKP d’Erdogan a également réalisé qu’on a fait beaucoup de tort aux Kurdes dans le passé. Pour cette raison, le gouvernement AKP tente depuis quelques années de discuter avec le PKK et le parti politique pro-kurde HDP pour tenter de trouver une solution démocratique et équitable. Cependant, ce sont les rapports de pouvoirs nationaux et les visées électorales à court terme qui empêchent une réconciliation.

La lutte à Kobané

Les attaques de l’EI dans la ville kurde de Kobané et l’exigence de la communauté internationale d’une intervention turque destinée à protéger les Kurdes cadrent dans la question kurde en Turquie. Quand l’EI a attaqué la ville de Kobané, peuplée principalement de Kurdes, ce sont le PKK et les Unités de protection du peuple (YPG) liées à ce même parti selon la Turquie, qui ont protégé la population locale. Une intervention de la Turquie destinée à protéger la population kurde locale serait revenue à une collaboration entre les autorités turques et le PKK soit la raison principale à la réserve d’Ankara.

Après près d’un demi-siècle de lutte armée entre les autorités turques et le PKK, il ne faut pas s’attendre à une collaboration soudaine – même contre l’EI. Une telle collaboration irait à l’encontre de tous les principes de la Realpolitik. Au lieu de forcer la Turquie, qui disposait d’une marge de manoeuvre très limitée, à l’inacceptable, la communauté internationale aurait dû former une coalition plus forte pour protéger les Kurdes à Kobané. Maintenant que les discussions entre Ankara et Washington ont abouti au succès et que les réserves turques à propos de la présence du PKK dans la région ont peut-être été écartées, on constate que la Turquie est beaucoup plus encline à s’en prendre à l’EI.

La politique en Syrie de la Turquie a échoué

Malgré tout, on peut dire que la politique à l’égard de la Syrie du gouvernement AKP a échoué. En outre, le gouvernement turc n’a ni communiqué suffisamment ni convaincu les médias occidentaux de ses réserves à propos de la présence du PKK dans la région. Les médias occidentaux ont surtout véhiculé l’image d’un gouvernement AKP suivant la ligne de rupture chiite et sunnite de la région. C’est vrai en partie. Mais la collaboration actuelle avec les États-Unis et les attaques de cibles de l’EI depuis la base aérienne d’Incirlik prouvent que la Turquie est prête à s’investir dans une collaboration internationale contre l’EI tant que l’on tienne compte de ses réserves et intérêts.

C’est le même Erdogan qui a accueilli 2 millions de réfugiés syriens en Turquie alors que les leaders européens pinaillent à propos de quelques milliers de réfugiés et laissent des gens désesperés se noyer dans la Méditerrannée

C’est le même Erdogan qui a accueilli 2 millions de réfugiés syriens (y compris les Kurdes) en Turquie alors que les leaders européens pinaillent à propos de quelques milliers de réfugiés et laissent des gens désespérés se noyer dans la Méditerranée. Cet accueil a coûté environ 5 milliards d’euros aux caisses de l’état turc. En 2014, le budget belge à l’aide au développement s’élevait à environ 1,8 milliard d’euros, de quoi remettre la situation en perspective. Du point de vue humanitaire, il n’y a pas grand-chose à reprocher à la Turquie. La compréhension mutuelle permet de résoudre beaucoup de problèmes.

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