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Pourquoi la Libye n’est pas encore stable

Confronté à sa première crise politique qui a contraint son numéro deux, Abdelhafidh Ghoga, à démissionner, le nouveau pouvoir libyen doit faire face au poids des milices et à la question de l’épuration des anciens kadhafistes.

Trois mois après la « libération de la Libye », le nouveau pouvoir libyen est confronté à sa première crise politique. Celle-ci a contraint le Conseil national de transition (CNT) à reporter, dimanche, l’adoption de la loi électorale qui régira l’élection d’une assemblée constituante en juin, et forcé son numéro deux, Abdelhafidh Ghoga, à démissionner. Le président du CNT, Moustapha Abdeljalil, écarte de son côté la démission en bloc du nouveau pouvoir qui « mènerait à une guerre civile »… Le point sur les tensions qui secouent la Libye post-Kadhafi.

Une « impatience brouillonne »

Depuis le mois de décembre, des manifestations récurrentes sont organisées pour réclamer plus de transparence dans la gestion du pays, mais aussi pour que soient écartées du pouvoir les personnalités qui ont été actives à l’époque de l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi. Les manifestants veulent en outre savoir où en est la récupération des avoirs financiers placés à l’étranger par le clan Kadhafi. Une autre de leurs revendications, enfin, tient au sort réservé aux blessés de la guerre.

Cette « impatience brouillonne, mais légitime, des contestataires », selon les termes de Saïd Haddad, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, a même donné lieu au saccage du siège du CNT à Benghazi, et à une agression contre Abdelhafidh Ghoga par des étudiants de cette ville la semaine passée. On peut d’ailleurs se demander si d’anciens kadhafistes n’ont pas soufflé sur les braises pour accroître la confusion, s’interroge Saïd Haddad.

Dans un pays qui sort de huit mois de guerre et surtout, de quarante années d’un régime qui a détruit la plupart des structures politiques du pays, les progrès sont forcément lents. A son actif, le CNT invoque quelques avancées, comme la nomination d’un chef d’état major des armées, la relance de la production pétrolière, la préparation d’une loi électorale -celle-là même dont le CNT vient d’annoncer le report- ainsi que l’instauration du multipartisme. Reste que l’un des principaux enjeux de la transition, la sécurité, est encore loin d’être assuré. En cause, les milices qui ont contribué à la chute de Kadhafi.

Milices et localisme

Alors que les tous nouveaux mouvements politiques partent quasiment de zéro, les milices occupent de plus en plus de place sur la scène publique libyenne, observe Saïd Haddad. Déjà au mois de décembre, la population de Tripoli manifestait contre la recrudescence de violences impliquant des milices venues d’autres villes. Et début janvier, des affrontements entre une milice locale de la capitale et des ex-rebelles venus de Misrata ont fait plusieurs morts. Le président du CNT, Moustapha Abdeljalil, avait alors déjà évoqué un risque de « guerre civile ».

C’est au cours de la période de la guerre que ces groupes se sont constitués, sur des bases locales (Benghazi, Misrata, Zenten, etc). Et le pouvoir central peine à s’imposer à eux. L’ancrage local de ces milices s’appuie sur le morcellement du pouvoir qui est un héritage de l’histoire, non seulement de l’époque de Kadhafi, mais remonte à l’époque du régime royaliste qui l’a précédée, rappelle Saïd Haddad.

La question de l’épuration

Parallèlement, comme dans la plupart des pays confrontés à un renversement de régime, la question de l’épuration est l’un des enjeux cruciaux de la mise en place de nouvelles forces politiques, estime Saïd Haddad. A quel niveau doit être placé le curseur de l’élimination des anciens cadres du régime?

Abdelhafidh Ghoga, par exemple, a été accusé par des manifestants d’être un « opportuniste » et d’avoir fait partie du régime de Kadhafi. Vice-président du CNT, il a été pris à partie la semaine dernière à Benghazi et poussé à la démission. Cet avocat qui a été, au début des années 1990 l’un des premiers à défendre, au nom des droits de l’homme, les islamistes torturés dans la prison d’Abou Salim, n’est pourtant pas le symbole le plus voyant de l’ère Kadhafi. Le président du CNT lui-même est un ancien ministre de Kadhafi, même s’il a fait défection dès le début de la révolte.
Au sein de l’armée, ou dans l’administration, de nombreux cadres aussi sont encore en place. En décembre dernier, les manifestants ont obtenu la démission du ministre de l’Economie Tahar Charkass, qui avait occupé un poste officiel sous Mouammar Kadhafi.

Les Echos expliquaient, début janvier, que cette chasse aux sorcières inquiétait les milieux d’affaires. Selon le quotidien économique, alors que les ministères régaliens ont été réservés à des rebelles, les ministères « techniques » ont été confiés à des « acteurs de l’ancien régime, souvent seules mémoires vivantes des accords conclus avec l’étranger. » Une élimination trop radicale pourrait en effet priver la Libye de ses cadres et retarder la stabilisation du pays.

Un projet de loi électorale controversé

Autre objet de discorde: la loi que le CNT entendait mettre en place ce dimanche. Les contestataires estiment que sa préparation a manqué de transparence. Parmi les points d’achoppement, outre la question de la mise à l’écart des anciens kadhafistes, l’interdiction faite aux personnes ayant une double nationalité de postuler aux élections, et la place des femmes -seulement 10% des sièges de l’Assemblée. Par ailleurs, le principe prévoyant de favoriser le parti vainqueur risque de d’encourager les Libyens à voter selon des lignes tribales, ou de renforcer les potentats locaux, prétendent les opposants à cette loi, selon le New York Times. Le CNT a finalement décidé de reporter l’annonce de la loi électorale. Ce report doit permettre de prendre l’avis d’organisations de la société civile et d’experts.

Catherine Gouëset

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