Le 17 octobre, les combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS) défilent dans Raqqa libérée. © Reuters

Pourquoi la chute de Raqqa est une victoire en trompe-l’oeil

Le Vif

Le fléau djihadiste survivra à la chute de la capitale régionale de l’Etat islamique. Voici pourquoi.

Gare à l’illusion d’optique. Proclamée le 17 octobre, la reconquête de Raqqa, capitale de la  » province syrienne  » du défunt califat proclamé par Daech, bouclée trois mois après celle de Mossoul, son fief irakien, n’annonce nullement la fin du péril djihadiste. Certes, les combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS), milice arabo-kurde épaulée par Washington, ont mis un terme à l’occupation de l’ancienne retraite estivale du calife abbasside Haroun al-Rachid (763 – 809), asservie depuis l’automne 2013. Mais ce succès militaire suscite plus d’interrogations qu’il ne fournit de réponses. Voici, en cinq questions clés, les enjeux les plus cruciaux d’un  » après  » miné.

Faut-il enterrer l’EI ?

Evidemment non. Bien sûr, Daech a perdu près de 90 % du territoire sous son contrôle en 2014, notamment à cause des revers de cet automne. A son apogée, le khilafah (califat) couvrait, entre Irak et Syrie, une région aussi vaste que l’Italie, et régnait sur de 8 à 10 millions d’âmes. Pour autant, les disciples d’Abou Bakr al-Baghdadi exercent encore leur emprise sur un large ruban le long de la vallée de l’Euphrate, de part et d’autre de la frontière irako-syrienne. Un terrain aride, propice à l’aménagement de planques, qu’il s’agisse de mettre à l’abri les cadres rescapés, de stocker armes, munitions, carburant et vivres ou de dissimuler le cash et l’or raflés lors du pillage de Mossoul. Nul besoin, donc, d’enterrer l’EI : il le fait très bien lui-même. Un signe : quitte à démentir la rhétorique sacrificielle maison, le dernier carré des défenseurs de Raqqa a préféré la fuite ou la reddition au martyre. Si Daech ne détient plus que 8 % environ de la province de Deir ez-Zor, cible des offensives rivales de l’attelage kurdo-américain d’une part et de l’alliance formée sous couverture aérienne russe par l’armée de Bachar el-Assad, les  » conseillers  » iraniens, le Hezbollah libanais et les milices chiites de l’autre, le réduit frontalier de Boukamal apparaît encore comme une robuste base arrière.

A Raqqa, le 17 octobre. Environ 270 000 civils ont fui la ville depuis 2014.
A Raqqa, le 17 octobre. Environ 270 000 civils ont fui la ville depuis 2014.© e. de castro/reuters

Combien reste-t-il de combattants opérationnels ? Les évaluations des services de renseignement occidentaux naviguent entre 3 000 et 10 000, dont un fort contingent d’étrangers, venus du monde arabo-musulman, d’Europe et d’Asie centrale. Là n’est pas l’essentiel. Car le fléau djihadiste mute, mais ne se rend pas. Il persistera tant que subsisteront les facteurs de son éclosion. A commencer par l’angoisse et le ressentiment palpables au sein de communautés sunnites hantées par le spectre de l’hégémonie chiite, sinon par celui de l’anéantissement pur et simple.

Son éviction de Raqqa n’affecte en rien l’enracinement idéologique de l’EI

Quel plan B pour Al-Baghdadi ?

Son éviction de Raqqa n’affecte en rien l’enracinement idéologique de l’EI. La preuve ? Sa facilité à recruter à l’échelon local de jeunes adeptes, laissés-pour-compte de sociétés incapables de proposer un modèle plus attrayant que l’islamisme radical. Inutile, pour enfiévrer leur imaginaire, d’invoquer une épopée ancestrale et mythifiée : si le califat s’effondre, il a bel et bien prospéré puis résisté trois années durant. Et peut donc resurgir un jour, sous un nouvel avatar. En 2010-2011, on disait l’Etat islamique en Irak à l’agonie. Ses effectifs ? Décimés, et estimés alors à 700 hommes. Trois ans plus tard, Daech étendait son empire du littoral méditerranéen de la Syrie aux faubourgs de Bagdad, grâce à l’expertise d’ex-officiers sunnites du défunt raïs Saddam Hussein.

Les forces kurdes devront composer avec les notables et la population arabe locale.
Les forces kurdes devront composer avec les notables et la population arabe locale.© DPA/AFP

Retour à la case guérilla. Dès lors qu’elle sonne le glas de la chimère étatique, la perte des deux bastions urbains de l’EI contraint ses stratèges à renouer avec l’ADN de la mouvance : insurrection et clandestinité. Au demeurant, Daech n’a pas besoin de régenter une entité homogène pour inspirer des loups plus ou moins solitaires. En août dernier, on a ainsi vu un minibus endeuiller Barcelone alors même que tombaient les ultimes positions mossouliotes. Publiée en juin, une étude du Combating Terrorism Center de la fameuse académie de West Point recense près de 1 500 attaques terroristes au cours du premier semestre de 2017 dans une quinzaine de villes réputées libérées. Quand il s’agit de prodiguer des conseils techniques, de revendiquer un massacre ou de diffuser sa propagande, l’usage intensif du Dark Web, des réseaux sociaux et des messageries cryptées vaut tous les fortins. Califat virtuel, massacres bien réels. Tel celui, en ce mois d’octobre, d’au moins 116 villageois d’Al-Qaryatayn (province de Homs). Une évidence : l’état-major de Daech avait anticipé les débâcles récentes. Il a expédié à l’étranger (Europe, Turquie…) des centaines de kamikazes potentiels, pour y établir des cellules dormantes. Enfin, si les affidés d’Al-Baghdadi reculent au Moyen-Orient, ils ont fait souche au Yémen, en Egypte, en Tunisie, en Libye, en Afrique de l’Ouest, dans l’est de l’Afghanistan, dans le Caucase ou aux Philippines (voir Le Vif/L’Express du 20 octobre).

Qui demain aux commandes de Raqqa ?

Avant d’y restaurer un semblant de normalité, avant d’inviter les 270 000 civils qui l’ont fuie – soit près des neuf dixièmes de la population – à revenir, il faudra déminer la ville. Au sens propre d’abord. Une tâche de très longue haleine : de cette cité, quasi anéantie par quatre mois de pilonnage aérien et de combats à l’arme lourde, ne restent que des ruines truffées d’engins explosifs. Au sens figuré ensuite. Car on imagine mal les Kurdes des FDS, principaux artisans de sa reconquête, confisquer demain les rênes d’une cité certes multiethnique, mais dont l’identité demeure arabe et sunnite. La gestion de Raqqa et de sa province, hier grenier à blé de la Syrie, devrait donc être confiée à une autorité administrative pluraliste. Au printemps, un conseil civil, composé pour l’essentiel de notables locaux et de dignitaires tribaux, a vu le jour. Il planche depuis lors sur le rétablissement des services de base, ainsi que sur un programme de reconstruction. Chantier colossal…

Aujourd'hui vaincus, les derniers combattants de Daech vont retourner à la clandestinité.
Aujourd’hui vaincus, les derniers combattants de Daech vont retourner à la clandestinité.© M.Umnaber

Bachar el-Assad a-t-il gagné sa guerre ?

Aux mains d’une caste minoritaire – les alaouites, cousins des chiites -, le régime baasiste, moribond voilà trois ans, a survécu. En soi, une victoire inespérée. Mieux encore, du moins pour la clique damascène, la radicalisation de la rébellion et la primauté en son sein de la composante djihadiste auront permis à Bachar el-Assad d’apparaître comme l’incarnation du moindre mal et de sauver son sceptre, tant à l’échelle nationale que sur l’échiquier moyen-oriental. Il sort quasi indemne d’une guerre… qui n’est plus vraiment la sienne. Sans le soutien, massif et inconditionnel, de Téhéran et de ses supplétifs, Hezbollah libanais et milices chiites diverses, sans l’irruption, tardive mais décisive, de la puissance militaire russe, il serait aujourd’hui, au choix, en exil, dans une cellule VIP de la Cour pénale internationale de La Haye ou six pieds sous terre. En clair, si l’ancien étudiant en ophtalmologie prolonge son bail, il exercera une autorité relative sur une nation fragmentée et amputée, voire sur un protectorat irano-russe.

En Syrie et en Irak, l’hostilité qu’inspirent les Etats-Unis et leurs associés ne faiblit pas

Quel avenir pour la coalition occidentale ?

Avec Donald Trump, tout est possible, y compris rien. Désengagement du théâtre syrien, statu quo ou implication accrue ? Priorité au combat contre Daech ou au containment des ambitions iraniennes ? Nul ne connaît à ce stade les contours de sa stratégie, si tant est qu’il en ait une. Une certitude : en Syrie comme en Irak, l’hostilité qu’inspirent les Etats-Unis et leurs associés ne faiblit pas. Du fait notamment de la cruauté des  » dommages collatéraux  » causés par le pilonnage des fiefs de l’EI. A Raqqa et alentour, le mois de septembre aura été le plus meurtrier de l’exercice 2017 : plus de 3 000 tués, dont environ un millier de civils. La défiance affleure jusque dans les rangs des  » protégés  » kurdes, où l’on se souvient du lâchage par l’administration républicaine de George Bush père, sur fond de guerre du Golfe millésime 1991, des cousins d’Irak du Nord. Et si Washington avait mis la pugnacité des peshmergas au service de son agenda anti-Daech pour mieux les abandonner à leur sort ensuite ? Dans l’immédiat, il s’agit pour l’Oncle Sam d’apaiser les tensions entre ses deux alliés dans l’arène régionale : le pouvoir irakien et le Kurdistan autonome. Tensions ravivées par l’aventureux référendum sur l’indépendance de la province septentrionale, convoqué le 25 septembre, prétexte à la riposte martiale de Bagdad pour reprendre Kirkouk et ses puits de pétrole.

Protégé par la Russie et l'Iran, le président Bachar el-Assad conserve son autorité sur un pays fragmenté et amputé.
Protégé par la Russie et l’Iran, le président Bachar el-Assad conserve son autorité sur un pays fragmenté et amputé.© abacapress.com

La diplomatie, on le sait, consiste souvent à revêtir d’atours bienséants les rapports de force instaurés sur le front. Mieux vaut ne pas trop miser sur les deux processus en cours, les négociations menées à Genève sous bannière onusienne et les pourparlers d’Astana (Kazakhstan) parrainés par Moscou, Téhéran et Ankara, dont un nouveau round est programmé pour les 30 et 31 octobre. La France tente, au grand dam de Washington, d’ouvrir une troisième voie : la mise sur pied d’un  » groupe de contact  » réunissant le régime de Damas, l’opposition syrienne, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et les acteurs régionaux (Iran, Turquie, Liban). Au risque de l’irénisme, Emmanuel Macron s’obstine à plaider en faveur d’une  » transition politique négociée « , prologue à l’instauration d’une  » gouvernance inclusive, dans le respect des communautés « . Un rêve est en marche…

Par Vincent Hugeux et Boris Thiolay.

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