Jia Yueting, fondateur de LeEco (à gauche) et Wang Jianlin, le fondateur de Wanda (à droite). Leurs dettes sont vertigineuses. © Montage/Reuters

Pourquoi la Chine est accro au crédit

Le Vif

Le géant asiatique est drogué au crédit. Notamment ses entreprises qui ont emprunté sans compter pour financer leur développement. L’essor de la « finance de l’ombre » inquiète.

Il voulait en mettre plein la vue, Jia Yueting. Smartphones, téléviseurs haute définition, casques de réalité virtuelle, streaming musical, séries télévisées, vélos et véhicules électriques… Ils allaient voir, ces géants américains de la tech, ce que les milliardaires rouges avaient dans le ventre. Il y a un an, à San Francisco, devant le gratin de la Silicon Valley, le fondateur de LeEco, une des start-up chinoises les plus prometteuses de ces dernières années, annonçait en fanfare son arrivée aux Etats-Unis. Dans la foulée, il déboursait 250 millions de dollars pour acheter un terrain de 20 hectares sur les hauteurs de Santa Clara afin d’y construire un gigantesque campus pouvant accueillir près de 12 000 salariés. Pour financer ses ambitions, le jeune tycoon pékinois a tout simplement emprunté six milliards de dollars sur la seule année 2016. Problème, il n’a jamais remboursé le moindre centime à ses banquiers. Alors que l’entreprise flirte aujourd’hui avec la faillite, le haut tribunal populaire de Shanghai vient de geler 182 millions de dollars de ses actifs personnels. Motif : trop de dettes. Dans cette Chine aux ambitions économiques démesurées, Jia Yueting est loin d’être un cas isolé. Au début de l’été, c’est l’homme le plus riche de Chine, Wang Jianlin, le fondateur de Wanda, un conglomérat présent dans le tourisme, l’hôtellerie, le cinéma et le foot avec l’Atletico Madrid, qui était obligé de céder, dans la panique, une partie de son empire immobilier après que les banques lui eurent coupé une partie de ses lignes de crédit. Encore une fois : trop de dettes, trop vite.

La créativité de la finance chinoise est sans limite

Au début d’octobre, dans son rapport sur la stabilité financière de la planète, le FMI est sorti de sa réserve, tirant à boulets rouges sur cette Chine assise sur une montagne de crédits. L’histoire chinoise n’a cependant rien à voir avec les psychodrames grec et espagnol du début de la décennie, où ce sont les Etats qui ont joué les cigales. Là, ce sont les entreprises qui se gorgent de dettes. Les statistiques sont cruelles : l’endettement des sociétés non financières atteignait 165 % du produit intérieur brut (PIB) à la fin de 2016 en Chine, contre 92 % au Japon, 72 % aux Etats-Unis et en France, ou 44 % au Brésil…  » Jamais, dans l’histoire économique, un pays ne s’est retrouvé dans pareille situation « , s’inquiète Christopher Balding, professeur à la HSBC Business School de Shenzhen.

Une course folle qui débute en 2008, lorsque la planète financière frôle l’asphyxie. Pékin ordonne alors aux banques d’Etat d’ouvrir grand les vannes du crédit, avec un objectif : financer tout ce qui est possible, quitte à maintenir sous oxygène de vieux conglomérats industriels zombies. Quitte aussi à créer de gigantesques surcapacités dans l’acier, le BTP, les installations ferroviaires, le photovoltaïque ou les centres commerciaux… Tout pour éviter un freinage trop marqué de la croissance susceptible de faire grimper le chômage et de menacer la paix sociale. Une stratégie qui a fonctionné à merveille. La locomotive chinoise a ralenti mais n’a pas calé.  » Pékin a drogué son économie au crédit « , décrit l’économiste Jean-Luc Buchalet, auteur du Capitalisme et les sept péchés capitaux (Plon). Pour fabriquer un point de croissance supplémentaire, la Chine doit en effet créer 2,7 fois plus de dettes qu’il y a dix ans.

Depuis une bonne année, Xi Jinping, le président chinois, a bien tenté de réduire le débit du robinet, notamment pour les grands groupes privés qui s’étaient lancés dans une course échevelée aux acquisitions à l’étranger. Sauf que de nouveaux acteurs sont entrés dans la danse, prenant le relais des banques traditionnelles : des plateformes de crédit, des trusts, des intermédiaires opaques, échappant à toute régulation, qui ont fait leur beurre de ce besoin insatiable d’argent frais. Une finance de l’ombre qui a prospéré en toute légalité. Le Meccano est bien huilé : les entreprises ou les collectivités locales en mal de fonds s’adressent à ces plateformes qui leur octroient des prêts sans trop sourciller. Ces dernières trouvent l’argent en créant des produits financiers qu’elles vendent à d’autres investisseurs ou à des ménages très fortunés en leur promettant un rendement compris entre 8 et 10 % par an. Comme les Chinois sont les plus gros épargnants de la planète et que les placements proposés par les banques d’Etat ne rapportent que des cacahuètes, des millions de ménages se sont rués sur ces gadgets financiers lucratifs. Sans jamais savoir ce qu’ils renfermaient.  » La créativité de la finance chinoise est sans limite « , reconnaît Yuan Ding, économiste et vice-président de la China Europe International Business School, à Shanghai. Pour nettoyer leur bilan, les banques ont même revendu les prêts  » pourris  » qu’elles avaient octroyés à ces plateformes, lesquelles les ont saucissonnés et  » repackagés  » dans ces placements financiers mirobolants. L’agence de notation Moody’s estime que le poids de la finance de l’ombre aurait triplé au cours des cinq dernières années, pour représenter à la fin de 2016 quelque 65 000 milliards de yuans – l’équivalent de 8 500 milliards d’euros – , soit 87 % du PIB chinois.

Pourquoi la Chine est accro au crédit
© SOURCE : FMI

 » Les autorités de Pékin sont conscientes des risques liés à l’accumulation de dettes. Sauf qu’elles naviguent à vue. Si elles réglementent trop, la croissance risque de caler ; si elles continuent de fermer les yeux, la situation va devenir explosive « , reconnaît Jinyue Dong, économiste chez BBVA à Hong Kong. En début d’année a été nommé un nouveau président à la commission de régulation bancaire chinoise, le gendarme de la finance. C’est le Far West, a déclaré Guo Shuqing lors de sa première conférence de presse, durant laquelle il a annoncé une véritable opération mains propres. Elle a fait ses premières victimes. Une poignée de financiers sont déjà sous les verrous, et Xiang Junbo, le régulateur des assurances, a été démis de ses fonctions et fait l’objet d’une enquête de la Commission centrale pour l’inspection de la discipline du Parti communiste.

En cas de faillites en cascade, le surendettement chinois peut-il faire vaciller la planète ?  » On regarde le problème avec nos yeux d’Occidentaux habitués aux économies de marché dépendantes les unes des autres. En réalité, la dette est détenue quasi exclusivement par des Chinois, les banques sont aux mains de l’Etat, et le yuan, la monnaie du pays, est totalement piloté « , décortique Jean-François Di Meglio, le président d’Asia Centre. Si un problème survenait, il resterait donc chinois. Et tant pis si des millions d’épargnants sont ruinés.  » Pékin, avec ses 3 000 milliards de dollars de réserves de change accumulées, a les moyens financiers d’éteindre un feu, même s’il se propage « , ajoute Jean-François Di Meglio. Réélu pour cinq ans à la tête du pays, l’autoritaire Xi Jinping peut continuer encore longtemps de jouer au bandit manchot…

Par Béatrice Mathieu.

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