Olivier Mouton

Pour rester debout, posons-nous les vraies questions

Olivier Mouton Journaliste

Le drame de Charlie Hebdo révèle aussi les fractures du monde actuel, entre cynisme, provocation, mercantilisme et tensions profondes. Pour se lever et résister, il conviendra aussi d’être lucide.

Charlie Hebdo revit et c’est bien. Charlie Hebdo est en rupture de stock et c’est interpellant. Charlie Hebode est en vente sur eBay et c’est choquant. Charlie Hebdo a secoué les lignes de fracture de nos sociétés et c’est secouant.

Une semaine après le drame de Paris, trois jours après l’hommage digne de la société française et du monde entier, la vie reprend, profondément bousculée. Si l’on reste debout, ce doit être aussi pour se poser mille questions sur nos libertés, nos responsabilités et nos actions susceptibles de contrer les obscurantistes et les cyniques.

Après quelques jours où les mots restaient coincés dans le stylo, horrifiés et malmenés, quelques réflexions à l’heure de reprendre une route qui s’annonce chaotique.

Charlie. Un tirage annoncé à trois millions d’exemplaires. Rupture de stock. Un retirage à cinq millions d’exemplaires. Charlie Hebdo a réussi la prouesse de sortir son nouveau numéro en temps et en heure. Ses journalistes et collaborateurs ont surmonté le deuil et le traumatisme de l’horreur pour retrouver le sens de la moquerie et de cet humour qui leur est propre.

D’ores et déjà, la polémique enfle au sujet de cette « une » représentant le prophète pleurant avec son calicot « Je suis Charlie », surmonté de ces mots aux sens multiples: « Tout est pardonné ». Un « dessin très doux qui appelle à une certaine fraternité », selon les termes de l’essayiste et directeur de journal Jean-François Kahn, ou une « provocation injustifiée pour les 1,5 milliard de musulmans dans le monde » selon Dar al-Ifta, la haute instance musulmane d’Egypte. Chacun est libre de se faire un jugement, d’applaudir, de saluer, de critiquer ou de ne pas regarder. Depuis le début du drame, les médias anglo-saxons ont choisi de ne pas diffuser de dessins provocateurs – un choix illustrant une différence d’approche intéressante par rapport à la laïcité parfois agressive venue de France.

Quoi qu’il en soit, Charlie est devenu une mode, un label de résistance, sans que tout le monde ne soit conscient de ce qu’il représente. Petit aperçu chez un libraire belge ce matin, qui ne vend traditionnellement que deux exemplaires et a déjà une liste de plus de cent réservations pour l’exemplaire qui sort en Belgique demain. « J’ai gardé quelques dessins pour les montrer à ceux qui viennent passer commande », dit-il. Et de raconter combien le père à qui son fils avait demandé un Charlie pour amener à l’école ou une dame âgée bigote ont été outrés en découvrant ce qu’était vraiment cet hebdo pour lequel tout le monde se lève depuis une semaine – sans l’avoir jamais lu, souvent. Oui, Charlie choque ou dérange, aussi. Cette curiosité parfois malsaine ou incrédule illustre combien cette mobilisation de principe, revigorante, occulte parfois le débat de fond. Suis-je Charlie ou pas Charlie? Au-delà de l’émotion des premiers instants, la question est devenue bien plus complexe qu’elle n’en avait l’air.

Quant au cynisme, il n’est pas absent, comme c’est trop souvent le cas dans notre monde mercantile: sur e-Bay, certains vendent déjà ce numéro historique pour des montants astronomiques – jusqu’à 1000 euros!

Presse. Oui, tous les journalistes et caricaturistes ont été heurtés, secoués, horrifiés par ce qui est arrivé la semaine dernière à leurs collègues en pleine réunion de rédaction. Ce fut le symbole tragique de la difficulté de faire vive pleinement la liberté d’expression dans les tensions du monde de l’après-11 septembre. Une attaque frontale et délibérée contre un des piliers de la démocratie. Une source de réflexion, aussi, inévitable, sur la façon de faire son métier, sur les limites des mots autant que sur leurs puissances détonantes. Par-delà cette tristesse abyssale s’est rapidement, élevé un autre sentiment, né du soutien indéfectible d’un grand nombre de citoyens à l’information libre. Oui, ce métier est vital pour défendre nos valeurs. Au-delà des difficultés quotidiennes, il apporte une nourriture indispensable au débat démocratique, avec ses joutes oratoires, ses confrontations et ses élévations d’esprit plurielles. Comme le soulignait le dessinateur Pierre Kroll, il participe au cadre devenu l’essence même de nos démocraties. C’est fort bien.

Pour autant… N’oublions pas que la presse est malmenée, économiquement certes, mais aussi dans son esprit même. Dans les baromètres d’opinion, elle figure souvent à la dernière place des indices de confiance. Entre sensationnalisme, cynisme, fermeture d’esprit ou irresponsabilité, les médias ont aussi des raisons de se remettre en question. Les jours derniers n’ont pas été à l’abri de dérapages, de voyeurismes déplacés ou de récupérations égocentriques. Si la presse est le baromètre de nos démocraties, elle témoigne aussi du malaise qui les étreint. Paradoxalement, le drame de Charlie-le-provocateur devrait être un momentum pour en appeler à davantage de rigueur, de profondeur, d’impertinence et de recul face à cette instantanéité devenue fulgurante et dérangeante.

L’humour et la satire se situent dans un autre registre et constituent la soupape de nos mondes libres. Leurs codes de déontologie ne sont pas les mêmes, ni même leurs responsabilités légales. Oui, on doit pouvoir rire de tout, mais la caricature, si cruelle soit-elle, doit éviter de tomber dans l’outrage inutile. Limites légales ou pas.

Dans cette vague de mots et d’images, il est essentiel aussi de rappeler que c’est l’essence même de nos sociétés qui ont été touchées en plein coeur. Des policiers ont cruellement payé de leur vie leur mission de maintien de l’ordre. Des juifs ont été pris pour cibles en raison de leur croyance. Ne les oublions pas. Le drame vécu par la société française en rappelle aussi tant d’autres, à New York, Londres Madrid, Bruxelles… Les journalistes sont à la manette pour raconter le monde et défendre leur profession, ils ne doivent pas oublier combien les souffrances sont larges, tout en étant conscients de cette défiance qui leur fait perdre tout crédit aux yeux de certains – voyez l’audience de certaines voix dissidentes ou des théories complotistes.

Politique. Partout en Europe et dans le monde, le monde politique est directement interpellé par ce qui est arrivé à Paris. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur la réponse parfaite, au grand étonnement de certains, du président français François Hollande et des sentiments mitigés ont été exprimés sur la présence d’une cinquantaine de chefs d’Etat à la marche de Paris – certains n’étant pas des modèles du genre dans le respect de liberté d’expression.

Après le temps de l’émotion et de l’union « républicaine » vient désormais le temps des réponses. Voilà la grande épreuve, immensément difficile, pour éviter toute récupération démagogique (il y en a déjà) et gérer des sociétés dont les tensions risquent d’être exacerbées par ces événements. L’écrivain français Marek Halter mettait en exergue au lendemain des attentats la volonté des terroristes d’importer une forme de guerre civile chez nous. De fait, il faut tout faire pour éviter qu’ils ne gagnent leur pari. D’ores et déjà, des excités s’en prennent à des lieux de culte musulmans en France, des expressions pour le moins préoccupantes s’expriment dans les écoles, des provocateurs tirent la couverture à eux en profitant du choc… Si l’on n’y prend garde, l’après- 7 janvier risque rapidement d’être empesté par un climat délétère.

Ce mercredi, notre Premier ministre Charles Michel réunit les représentants de tous les cultes et du monde laïc pour envoyer un signal clair: « tout le monde est libre de croire ou de ne pas croire, c’est un choix individuel ». C’est une initiative bienvenue. Au-delà de cette expression symbolique forte, le chantier du politique est pourtant délicat. Les questions mises en avant par le drame de Paris sont celles qui perturbent nos démocraties depuis de longues années et ce ne sont pas des assises de l’interculturalité, chez nous, qui ont apporté une réponse claire. « On marche sur des oeufs », confie-t-on d’ailleurs au sein du gouvernement fédéral. Pour autant, il ne faut pas se voiler la face. La question du vivre ensemble, forcément difficile à gérer, est au coeur du malaise qui malmène la cohésion sociale.

Le risque? C’est que la réponse la plus directe et la plus « simple » soit de renforcer l’arsenal sécuritaire, ce qui est nécessaire, mais en risquant de précisément mettre à mal les fondements de nos démocraties: protection de la vie privée, liberté d’expression, présomption d’innocence, pluralisme… Sous la responsabilité directe de la N-VA, notre gouvernement accélère le pas et va permettre le déploiement de l’armée dans les rues (c’est déjà le cas dans bien des pays, mais cela réveille chez nous l’inquiétude des policiers, affirmant que le rôle de l’armée, c’est la guerre), élargir les écoutes téléphoniques, gérer les prisons d’une main plus ferme, condamner de façon plus rapide les écarts de langage et les apologies du terrorisme.

Tout cela n’est pas sans questions délicates, susceptibles de polariser le débat: certains Alain Destexhe, notamment, affirment que défendre Eric Zemmour, c’est défendre l’esprit Charlie; d’autres s’indignent de voir « l’humoriste » Dieudonné mis en garde à vue pour « apologie du terrorisme » – il risque gros et c’est légitime, on ne peut jouer constamment avec les allumettes comme il le fait.

Tout cela promet aussi bien des renoncements. Pourtant, à la radio, l’autre jour, un intervenant disait fort justement que le risque zéro n’existe pas, que l’inévitable folie de quelques-uns est sans doute le « prix à payer de notre liberté ». Jusqu’où sommes-nous prêtes à cadenasser nos démocraties?

Le drame de Charlie révèle combien nos sociétés sont divisées et fragiles face à la complexité du monde actuel. On ne peut rester aveugle face à ce malaise. Faute de quoi, les populistes en tous genres risquent d’en profiter aux prochains scrutins. Tout le monde s’était félicité du sursaut black-blanc-beur français de 1998, suite à la victoire à la Coupe du monde de football. Quatre ans plus tard, Jean-Marie Le Pen s’était retrouvé au deuxième tour de la présidentielle…

Libertés et responsabilités. Les multiples débats de ces derniers jours mettent en exergue une série de questions fondamentales qui nous concernent tous. Que faisons-nous de nos libertés chèrement acquises? Et sommes-nous prêts à endosser dans le même temps nos indispensables responsabilités? C’est le fondement même de l’après-Charlie qui est ici en question.

Oui, nous sommes libres de blasphémer, de contrarier, de contester, de provoquer, d’exprimer fortement nos opinions, fussent-elles dérangeantes. Mais il y a des limites. Ma liberté s’arrête lorsqu’elle heurte de front, gratuitement, celle d’autrui. Elle doit être réprimée lorsqu’elle se transforme en incitation à la haine. Mais aussi… Ne doit-on pas observer une certaine retenue quand on sait les tensions fortes et les risques de débordement réels? Faut-il sans cesse tester les limites du possible pour défendre nos valeurs?

Puis, au-delà de ce champ qui concerne la liberté d’expression, comment pouvons-nous nous comporter en citoyens responsables, acteurs de ce monde qui change? Ne fuyons-nous pas trop souvent dans la futilité irresponsable ou ne sombrons-nous pas dans la fuite en avant mercantile? N’oublions-nous pas l’effort responsable qui doit être le complément de la liberté?

Défendre notre modèle impose aussi un certain nombre de prises de conscience dans nos comportements: écouter l’autre, le respecter, prendre le temps d’étudier les questions en profondeur, peser ses mots sur les réseaux sociaux… Tant de choses encore. Cela, c’est le drame survenu à un journal « irresponsable » (c’est le sous-titre du Charlie Hebdo du jour) qui nous invite à y réfléchir…

Diversité. L’essayiste Jean-Claude Guillebaud, qui sera prochaine fait docteur honoris causa à l’UCL, a écrit voici quelques années un livre fondateur dont le titre, très beau, fait écho à ce que nous vivons: « Le commencement d’un monde ». Son raisonnement, à la fois simple, dépouillé, évident, est pourtant trop souvent nié. Oui, vous avez raison d’avoir peur tant l’accélération du monde a de quoi nous faire chavirer, entre globalisation, libéralisation totale générée par Internet, immigration accélérée et, fondamentalement, remise en question du modèle occidental qui dominait le monde depuis 400 ans.

A-t-on pris suffisamment conscience de cette mutation fondamentale dont la lame de fond remet en question notre vivre ensemble? N’y a-t-il pas encore un travail à mener en profondeur pour en intégrer ses effets, tout en évitant à tout prix les amalgames? Ne faut-il pas poser la question de la représentation de la communauté musulmane en Belgique, face à l’inconsistance de l’Exécutif des musulmans, voire du financement des cultes? Ne doit-on pas, dans la tolérance de l’autre, renforcer les balises du parcours d’intégration tout en donnant les codes d’une identité belge et européenne positive? Ne doit-on pas encore et toujours mettre en avant les expériences positives comme un contre-feu aux images détestables de ces extrémistes à qui l’on donne sans le vouloir une publicité exagérée? il est temps de tout faire pour que les Ché Guevara des Temps modernes ne soient plus à l’avenir, aux yeux de certains jeunes, des intégristes travestissant la foi et niant les lois.

Cela ne se fera pas non plus sans s’attarder sur les souffrances du monde, des massacres moins médiatisés de Boko Haram au Nigéria et au Cameroun aux plaintes sans fin de Syrie, d’Irak ou de Palestine. La communauté musulmane modérée doit se lever et nous devons l’y encourager. « Nous avons besoin d’une marche de millions de personnes dans le monde arabo-musulman, organisée par les Arabes et les musulmans », écrit l’essayiste Thomas L. Friedman, dans le New York Times. L’ONU doit retrouver droit de citer, les dirigeants du monde doivent mettre leurs intérêts de côté pour éteindre les foyers de plus en plus nombreux qui s’allument comme des signaux d’alarme. En auront-ils la carrure et la capacité?

Au-delà du bruit. Après le déferlement de la haine et des fusils, le silence s’était imposé, digne, légitime. Le bruit assourdissant des libertés assumées, des opinions en tous sens et des débats contradictoires est revenu, comme un sain exutoire à l’horreur. Il s’agit maintenant de garder la tête froide pour répondre sereinement à la multitude de questions soulevées par les attentats de Paris.

Sans remettre en question les fondements de nos démocraties, voici venu le temps d’en refonder l’esprit face à la menace: elles doivent être plus ouvertes, plus sages, plus fraternelles, plus intégrantes, plus sûres dans le respect, plus claires dans leurs convictions, plus fortes dans leur identité plurielle. C’est en y veillant que nous aurons vraiment réussi à faire échouer les terroristes de Paris dans leur lugubre mission. Tel doit être notre mot d’ordre constant, après avoir peut-être acheté le Charlie de la renaissance.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire